En visite à l’hôpital local de Brie-Comte-Robert (Seine-et-Marne), le 6 juillet 2010, le président de la République, Nicolas Sarkozy, a déclaré: « Quand on a un jeune « Alzheimer » de 50 ans, qu’est-ce qu’on en fait ? (…) On ne peut pas laisser ces Français dans le drame, il me faut répondre à ces questions, le tout dans des budgets contraints ».
L’exemple était émouvant, et comme toujours avait pour but de justifier une proposition politique et emporter l’adhésion: « Je vous annonce quelque chose, c'est que à la minute où la réforme des retraites est … votée par le Parlement, … j'engagerai immédiatement les consultations pour faire la réforme de la dépendance », venait de dire le président de la République. « Nous créerons le cinquième risque et nous organiserons le financement de la dépendance (...) ce problème sera résolu dans l'année 2011 ».

De quoi s’agit-il et quels sont les enjeux ?

Commentaires « les2ailes.com »

1- Le concept de « cinquième risque »

La création d’un « cinquième risque » fait référence aux quatre risques aujourd’hui couverts par la Sécurité sociale. D'un point de vue fonctionnel, la sécurité sociale est destinée à assister financièrement ses bénéficiaires qui rencontrent différents événements coûteux de la vie. On en distingue quatre types (appelés risques) qui forment les quatre branches de la sécurité sociale :

  1. La branche maladie (maladie, maternité, invalidité, décès) ;
  2. La branche accidents du travail et maladies professionnelles ;
  3. La branche vieillesse et veuvage (retraite) ;
  4. La branche famille (dont handicap, logement...).

En fait, le « cinquième risque » évoqué, celui de la « dépendance » est pourtant déjà explicitement inclus dans le premier risque  qui couvre l’« invalidité ».

Pourquoi, donc, parler de ce « cinquième risque » ? A l’évidence, le problème est démographique, et on veut engager une réforme pour résoudre le problème financier qui en découle.

 

2- Quels sont les détails du projet de réforme ?

Après l’ « avis du Haut Conseil pour l’Avenir de l’Assurance Maladie- Vieillissement-Longévité et Assurance Maladie » publié en avril 2010, Valérie Rosso-Debord, députée (UMP) et présidente d’une mission d’information sur le sujet a remis le 23 juin 2009 son « rapport d’information sur la prise en charge des personnes âgées dépendantes ».

L’idée serait d’imposer la souscription d’une police auprès d’un assureur privé. Ces assurances viendraient compléter une Allocation Personnalisée d’Autonomie (APA) recentrée sur les cas de dépendance les plus lourds et financée par une hausse de la CSG sur les pensions de retraite les plus élevées.

Un certain nombre de propositions concrètes du rapport vont dans ce sens :

  • « Proposition n° 11 : Instituer pour les demandeurs du bénéfice d’une allocation personnalisée d’autonomie possédant un patrimoine d’au moins 100 000 euros, un droit d’option entre :
    • une allocation réduite de moitié mais n’autorisant pas un futur recours sur la succession de son bénéficiaire
    • et le service d’une allocation à taux plein, pouvant être récupérée sur la succession future du bénéficiaire pour un montant maximum de 20 000 euros ».
  • « Proposition n° 12 : Rendre obligatoire dès l’âge de cinquante ans, la souscription d’une assurance perte d’autonomie liée à l’âge et assurer son universalité progressive par la mutualisation des cotisations et la création d’un fonds de garantie ».

 

3- Quelle est la logique de ce projet ?

La logique nous semble s’articuler autour de deux principes :

  • la création d’une norme
  • hors de cette norme, l’abandon de la solidarité nationale.

Cette logique nous parait dangereuse car elle conduit à des dérives évidentes pour la société. Nous verrons que ces risques ne se limitent pas à celui de la dépendance des personnes âgées.

3.1. La création d’une norme

Une  grille appelée AGGIR  (Autonomie Gérontologie Groupes Iso-Ressources) constitue l’outil destiné à évaluer le degré de perte d’autonomie ou le degré de dépendance, physique et psychique, des demandeurs de l’allocation personnalisée d’autonomie (APA), dans l’accomplissement de leurs actes quotidiens. (Annexe 3 du rapport parlementaire).

Il existe d’autres outils, dont le référentiel PATHOS, mentionné à l’article L. 314-9 du code de l’action sociale et des familles, vise à déterminer le niveau de charge en soins requis par le patient en perte d’autonomie hébergé en établissement, en complément de l’évaluation de son niveau de perte d’autonomie par la grille AGGIR. (Annexe 4 du rapport).

3.2. Pas de solidarité nationale hors de cette norme

Ce principe apparait clairement dans le rapport parlementaire :

  • « Proposition n° 15 : Réserver le bénéfice de l’allocation personnalisée d’autonomie aux personnes les plus dépendantes classées dans les groupes iso ressources 1 à 3 de la grille AGGIR »

Les parlementaires de tous bords ont bien compris qu’il ne s’agissait pas de la mise en place d’un « cinquième risque », mais, bel et bien, de la disparition de la solidarité nationale sur cette question. Dans le débat qui a suivi l’exposé de la rapporteure :

  • Mme Danièle Hoffman-Rispal (Parti socialiste) souligna que « la promesse de la création d’un cinquième risque est en fait remplacée, … par un recours à l’assurance privée.. Il s’agit là d’une mesure qui met fin à la solidarité nationale en matière de dépendance ». [1]
  • M. Jean-Luc Préel (Nouveau Centre), reconnut que « Vu la situation actuelle des comptes sociaux, mettre en place une cinquième branche couvrant le risque de dépendance serait, à l’évidence, problématique ».
  • Même Mme Valérie Rosso-Debord (UMP), rapporteure l’a regretté : « Certes, j’aurais, moi aussi, à titre personnel, préféré … vous proposer la création d’un cinquième risque, reposant sur la solidarité nationale et intégré à la sécurité sociale. Il me semble cependant que ce serait, dans le contexte économique actuel, parfaitement irresponsable ».

Pourquoi cet abandon du principe de solidarité nationale ? Le rapport de la mission parlementaire (§ III-B-3-c) est très clair : « Ces mesures nécessaires de prévention et de réajustement des dépenses devraient générer un certain nombre d’économies bienvenues pour faire face à l’inévitable explosion des coûts liée à l’arrivée au grand âge des « papy boomers » même si chacun d’entre nous est bien conscient qu’elles ne suffiraient pas à financer la future dépendance de nos concitoyens ».

3.3. Les risques de dérives

Que souhaitera la famille dont le parent âgé aura fait le choix du « service d’une allocation à taux plein, pouvant être récupérée sur la succession future du bénéficiaire » et qui se trouve dans la situation normée « GIR 1 », c'est-à-dire  « confinées au lit ou au fauteuil » ?

Il ne faudra pas s’étonner de voir augmenter les demandes d’euthanasie. Le prétexte sera mis en avant d’une dignité de la personne perdue dès lors que « les fonctions mentales sont gravement altérées et qui nécessitent une présence indispensable et continue d’intervenants » (« GIR 1 »). Comment s’assurer que la famille, consciemment ou non, ne sera pas sensible également  à  l’enjeu des 20 000 euros à récupérer sur la succession future (proposition 11) ?

 

4- Et si ces principes étaient appliqués à d’autres branches de la Sécurité sociale ?

Ces dérives sociétales pourraient bien se multiplier si on extrapole cette logique. Prenons deux exemples :

4.1. Le risque « handicap » de la branche famille

  • La création d’une norme
    Dans ce domaine il s’agit de l’« affection d’une particulière gravité reconnue comme incurable au moment du diagnostic ». C’est le motif à invoquer pour dépénaliser une interruption de grossesse dès lorsqu’il existe « une forte probabilité que l’enfant à naître » soit atteint d’une telle « affection ».
    Cet état d’esprit est tellement développé qu’un handicapé est qualifié, dans le langage populaire « d’anormal ».
  • Pas de solidarité nationale hors de cette norme
    On n’en est pas encore là, mais rappelons l’arrêté du 19 février 2010 qui fixe les règles à suivre en matière de diagnostic et dépistage prénatals, et apportant des précisions sur "l'information à donner à la femme enceinte et le formulaire de consentement à lui faire signer dans chaque cas". L'arrêté du 23 juin 2009 prévoyait déjà de proposer systématiquement le dosage des marqueurs sériques au premier trimestre de la grossesse.
    Le nouvel arrêté précise que les femmes pourront attester avoir obtenu "des informations sur le risque pour l'enfant à naître d'être atteint d'une maladie d'une particulière gravité, notamment la trisomie 21", ainsi que sur les risques potentiels à partir de la réalisation d'un "calcul de risque".
    En cette matière, ce sont encore des considérations économiques qui priment : la société investit massivement sur la prévention. Un rapport de la Haute Autorité de Santé (HAS) est sans complexe à ce sujet : son rapport sur « Recommandation en santé publique » a été établi par le « Service Evaluation économique et Santé Publique ».
    Tout un chapitre y est consacré à « éclairer le décideur sur les conséquences, en termes d’allocation des ressources collectives et d’efficacité attendue, des nouvelles stratégies de dépistage de la trisomie 21 » (HAS p.121). Le rapport ne cache pas qu’« une partie des études économiques raisonne en termes de trisomies 21 évitées par le dépistage et modélisent le coût sociétal évité par l’avortement d’un fœtus atteint de trisomie 21, ou le coût sociétal engendré par la naissance d’enfants atteints de trisomie 21 non identifiés par le dépistage »…. même si « l’évaluation du coût de la vie d’un enfant atteint de trisomie 21 est une entreprise difficile et que les études ne précisent jamais leur mode de calcul ».
    Le rapport reconnait que « l’analyse économique sous l’angle des coûts évités peut ternir l’image sociale de la trisomie 21 en laissant supposer que « l’évitement » de la naissance puisse devenir une norme ». Mais on sent qu’il s’agit d’une précaution oratoire puisque la décision finale tient ce risque pour secondaire.
    La logique est celle d’une société qui a déjà payé pour cet enfant en finançant la prévention, et qui n’est pas prête à payer une seconde fois pour lui.
    D’où le terme significatif de « taux d’échappement » pour qualifier les enfants qui passent « à travers » le diagnostic prénatal et qui causent par leur naissance un tort à la société.
    Dans ces conditions, on tente d’obtenir réparation d’une naissance indésirable. La règle étant la naissance d’un enfant normal, le fait de n’avoir pu « éviter » la naissance d’un enfant anormal, par l’IMG, se transforme en préjudice réparable. Le seul acte par lequel le dommage pouvait être évité était l’avortement. L’avortement empêche le chaos, représente la sécurité et l’économie, préserve le bonheur.
    Le non-avortement devient un imprévu, un malheur, une perte de chance qui doit pouvoir être invoquée, valorisée et remboursée au bénéfice des parents, de la société et de l’enfant. Il suffit de désigner en la personne du médecin un responsable qui soit en même temps un payeur.
  • Les risques de dérive
    La Sécurité Sociale s’est portée partie au procès Perruche en invoquant le fait que la naissance d’un enfant handicapé lui causait du tort.
    Signe d’un eugénisme : investir pour ne pas avoir d’enfants handicapés, donc économiser sur la recherche et la thérapeutique, donc faire payer les responsables, à savoir, pour commencer, les médecins et, pourquoi pas, un jour, les familles elles-mêmes. Dans la même logique, on trouverait juste que les familles qui refusent l’avortement souscrivent à une assurance privée sur le risque d’un handicap.

4.2. Les prestations de la branche famille

  • La création d’une norme.
    Un à deux enfants par famille devient une norme. On n’en est pas encore à la politique coercitive chinoise, mais dans nos démocraties, la norme s’impose de façon plus insidieuse. Les familles de quatre enfants et plus sont montrées du doigt.
  • Pas de solidarité nationale hors de cette norme
    Les mères qui ne travaillent pas pour élever des enfants n’ont pas les mêmes droits que les autres. On n’en est pas encore à supprimer toute solidarité nationale envers les familles. Mais des courants de pensée se font jour qui plaident pour que les familles prennent à leur charge les enfants supplémentaires au principe selon lequel la société doit investir à ce titre en matière de santé, d’éducation scolaire, d’équipements, etc..
  • Les risques de dérive
    On pourrait imaginer qu’à sa majorité, toute personne soit tenue de souscrire une assurance privée afin de couvrir les frais d’enfants « surnuméraires ».
    Politique fiction ?
    N’est-ce pas sous-jacent dans le discours de Yves Cochet, député du parti socialiste,  qui est intervenu  le 4 avril 2009 au Colloque [2] de la revue « Entropia » pour proposer la « grève du troisième ventre » pour sauver la planète ? Il reprend les arguments qui commencent à être utilisé dans le monde entier, consistant à dire qu’un enfant européen aurait « un coût écologique comparable à 620 trajets Paris-New York », les « aides » devraient diminuer « sensiblement à partir du troisième » nouveau-né [3].
    Mme France Prioux, directrice de recherches au très officiel Institut National des Etudes Démographiques (INED), n’a pas peur d’écrire : « Si l’empreinte écologique d’un enfant est telle qu’il le dit, je ne comprends pas pourquoi on se contente de s’attaquer au troisième enfant ! Pourquoi ne pas le faire dès le premier ? ».

 

5- Conclusion

Notre propos n’est pas de condamner l’appel à tel ou tel mesure faisant appel à des systèmes privés d’assurance. Il ne faut pas confondre « Sécurité sociale » et « solidarité nationale ». La première n’est qu’un outil au service de la seconde.

Il ne faut pas confondre non plus « solidarité nationale » et « assistance tous risques ». Toute société doit veiller à ce que chacun de ses membres exerce ses responsabilités.

Le principe de la « solidarité nationale » a, malgré tout, un certain nombre de vertus qu’il serait bon de ne pas rejeter trop vite, surtout en référence à des « normes » qui n’ont pas lieu d’être imposées par le politique.


[1] Danièle Hoffman milite pour le principe de la reversion des pensions pour les pacsés. Voilà pourtant un exemple de "solidarité nationale" injustifiée. Pourquoi ?
Parce que la seule différence entre le mariage et le Pacs des hétérosexuels réside sur cette question de la solidarité mutuelle. Les mariés s'y obligent. Les Pacsés s'y refusent préférent le principe de la répudiation mutuelle sans contrepartie ni indemnité de rupture envers le plus fragile. Pourquoi, alors, les pacsés réclameraient-ils, à la mort de l'un d'eux, une solidarité nationale qu'ils se refusent à pratiquer à titre individuel de leur vivant. Ce que la solidarité nationale accorde aux mariés n'est que la contrepartie de cet engagement de solidarité mutuelle qui rend un véritable service à la société.

[2] Intitulé « Crise éthique, éthique de crise, sociétés humaines et décroissance »

[3] Libération du 6.4.2009