Le 14 janvier 2016, un projet de loi a été étudié pour « favoriser l’ancrage territorial de l’alimentation ».
Il s’agit d’encourager l’achat à des producteurs agricoles locaux, d’où le mot « locavore » plutôt que d’acheter, dans un supermarché, des produits venant de régions éloignées. Quelles questions se poser ?

Analyse publiée dans « Actuailes n°47 »

De quoi s'agit-il ?

Des motifs apparemment légitimes

Les auteurs du projet de loi regrettent que "production et consommation ont été déconnectés". C’est vrai que le commerce n’a pas pour seul but de satisfaire le besoin d’un client : il remplit, aussi, une fonction "de lien social" entre producteur et consommateur.
Le projet de loi parle aussi, à juste titre, de patrimoine culturel et évoque les recettes locales qui font de la France un des plus riches au plan de la gastronomie

Une confusion écologique : "consommer local" ou "manger bio" ?

Le texte de loi parle aussi de "mieux prendre en compte les enjeux écologiques et climatiques". On fait, ici, allusion aux transports consommateurs d’énergies fossiles. Or les lecteurs d’Actuailes (n° 43) savent que cette question fait l’objet de débats importants.
Le projet de loi parle aussi de "valoriser des produits de qualité : agriculture biologique, produits fermiers ...". Il est exact que les produits fermiers ont souvent une qualité gustative supérieure, mais les lecteurs d’Actuailes (n° 32) savent que le "label bio" n’apporte pas de garantie de bonne santé. 

Le locavorisme : un mythe ?

Il existe des AMAP (Association pour le maintien d’une agriculture paysanne) rendant partenaires des consommateurs et des agriculteurs locaux.
En réalité les contraintes sont de deux ordres :
- au plan contractuel
Le consommateur s’engage à l’avance pour une saison. Il n’a le choix, ni des produits, ni de la date de livraison : il doit, à des horaires limités, aller à un point de livraison souvent plus éloigné que sa supérette locale. 
Les quantités l’obligent à cuisiner ses produits et à les congeler. Or, en ville, on n’a pas toujours de congélateurs faute de surfaces habitables suffisantes. Quant aux ruraux, ils ont souvent leurs propres potagers.
Les familles, dont les deux parents travaillent, n’ont pas toujours de temps à consacrer à la préparation de plats cuisinés.
Enfin, le prix est calculé en fonction des coûts de productions et non pas au poids de la marchandise.
- au plan géographique
La cartographie agricole d’un pays (lire pour aller plus loin) dépend de données physiques : abondance ou rareté des terres, topographie, qualité des sols, conditions climatiques, etc...
Seule une étude détaillée peut évaluer ce qu’il en coûterait de revenir à des systèmes d’approvisionnement réduits à un rayon de quelques dizaines de kilomètres. On comprend que cela impliquerait une disponibilité alimentaire plus réduite comme il y a quelques générations à peine. 

Consommer "local" ou "équitable" ?

a) Le concept de "commerce équitable" était fondé sur une double illusion :

- Illusion de vendeurs du label "équitable" faisant croire à des produits meilleurs pour la santé et à un "juste prix" pour les producteurs alors que, le prix est celui imposé par le plus fort (Nescafé par exemple) contre le plus faible (le producteur de café local). Majorer de quelques % le prix n’y change pas grand chose.
- Illusion des consommateurs qui s’achètent une bonne conscience de justice, alors qu’ils acceptent des politiques de commerce mondial qui entravent les agricultures pauvres. 

b) Aujourd’hui, le concept de "manger local" entretien une autre forme d’équivoque entre :

- des producteurs qui profitent d’une forme d’obligation d’achat dans le temps peu compatible avec les souplesses dont ont besoin les consommateurs dans un monde moderne.
- des consommateurs crédules dans l’idée que les carburants consommés dans les transports seraient la cause d’un réchauffement climatique, alors que le débat est loin d’être avéré. 

c) Le consommateur est donc avide de tous ces labels.
Il est versatile et passe aussi vite de celui de "Commerce équitable" à son contraire, celui de "consommer local" !

La proximité : une vertu ?

On prétend souhaiter le "maintien de l’agriculture paysanne" de sa région, mais dans le même temps les agriculteurs vendent leurs excédents à une coopérative locale qui exporte, à bas prix, dans les régions pauvres. Ces exportations sont rendues possibles grâce à un libéralisme douanier et des règles mondiales d’un commerce injuste et inique qui va à l’opposé du maintien d’une agriculture paysanne dans les pays éloignés qui sont souvent les plus pauvres.
Une distance, qu'on l'appelle proximité ou exotisme, n'est pas une valeur en soi. 

Conclusion

Attention à ce que "locavore" ne rime pas avec "esthétisme de luxe" ou "exotisme de proximité". Il y a chez les locavores, une forme de nostalgie d’un bonheur situé dans un passé imaginaire. Que penser de cette forme de repli sur soi quand, en même temps, on est prêt à renoncer à une démocratie directe pour une gouvernance mondiale ?

Pour aller plus loin...

a) Que prévoit concrètement le projet de loi "locavore"?

La loi propose surtout que les écoles "peuvent prévoir la formation des cuisiniers,..".
Le projet ne veut pas "modifier le code des marchés publics mais peut encourager positivement les acteurs à introduire les produits locaux dans les cantines". En effet, c’est le prix qui est le levier important pour les parents dans les cantines.
Le projet de loi propose que le label "fait maison" existant pour les restaurants soit étendu aux cantines pour identifier "les plats élaborés par le cuisinier". 

b) D'où viennent les produits que nous consommons d'habitude ?

Le projet de loi dit qu'une "denrée alimentaire parcourt en moyenne 3 000 km avant d’atterrir dans nos assiettes alors que le rayon d’un produit local se situe entre 30 et 100 km !". La source de cette information n'est pas précisée.

c) Que signifie l'expression "label bio"?

Le "label AB" (Agriculture biologique) indique que l’essentiel des ingrédients que contient l’aliment devrait être issu de l'agriculture biologique, c'est-à-dire qu'ils ont satisfait à des pratiques spécifiques de production excluant, en particulier, l’emploi de semences génétiquement modifiées, d’engrais industriels, de phytosanitaires chimiques de lutte contre les parasites et contre les mauvaises herbes.

d) L'agriculture biologique apporte-t-elle des garanties de santé ?

Même la très sérieuse Association pour la Recherche sur le Cancer (ARC) répond à une question de leurs internautes relative aux liens entre cancer et aliments "bio": "Aucune étude scientifique convaincante n’a pour l’instant montré que les produits issus de l’agriculture biologique présentent un intérêt nutritionnel ou un effet protecteur supérieur aux autres aliments. Quel que soit leur mode de production, les fruits et légumes doivent faire partie du régime alimentaire quotidien de chacun, notamment parce qu’ils réduisent le risque de développer plusieurs cancers". 

Prenons un exemple. Pour lutter contre certaines maladies des plantes, les producteurs agricoles de "bio" refusent d'utiliser des insecticides. Ils préfèrent des fumiers liquides qu'ils préparent à partir d'orties ou d'autres plantes. Ils épandent ces produits par exemple sur leurs plans de tomates pour faire fuir les pucerons ou pour empêcher l'apparition des petits champignons du mildiou. Or, le fumier d'ortie peut contenir, lui aussi, de très nombreuses bactéries. Est-on sûr que certaines d'entre elles ne sont pas dangereuses? Si le fumier n'est pas préparé à des températures de fermentation suffisamment importantes, certaines bactéries peuvent ne pas être éliminées du fumier. C'est pour cela que le ministère de l'agriculture classe ces fumiers dans la catégorie des "préparations peu préoccupantes", ce qui signifie, a contrario, qu'elles peuvent être un peu préoccupantes! Est-on sûr que les traces de fumier d'orties sur la peau des légumes sont moins dangereuses que les traces de pesticides?

Il ne s'agit pas de dire ici que les légumes "bio" sont dangereux. Ce qui est important, c'est que les produits vendus dans les marchés respectent bien les normes qui sont publiées dans le "Codex alimentarius". 

L’exposé préliminaire du projet de loi "locavore" regrette que "la part des achats de produits bio de la restauration collective s’élevait en 2014 à seulement 2,7 % du marché alimentaire total"

 

d) Pourquoi la consommation locale réduirait-elle les ressources alimentaires ?

La carte ci-dessous montre comment, au fil de l'histoire, les régions se sont spécialisé en fonction des avantages que la nature leur apportait;
Produire local pour des légumes paraît simple, parce que les surfaces nécessaires sont faibles. Mais certains veulent étendre le principe à des produits comme le pain ou les pommes de terre, indispensables à une alimentation équilibrée. Or ces cultures de "plein champ" nécessitent de grande surface. 

Prenons l'exemple d'un blé tendre, variété la plus cultivée en France. En 2013, la France métropolitaine a produit 360 millions de quintaux de blé tendre sur une surface agricole d'environ 4,9 millions d'hectares (Mha).
Le rendement moyen de blé tendre est de 74 q/ha, mais il varie de 35 q/ha en Haute Corse à 93 q/ha dans la Somme. Sans surprise, dans les départements où les rendements sont les plus faibles (en dessous de 50q/ha), la part des cultures de blé tendre dans la surface agricole est marginale voire quasi-nulle.
Si chaque département rêvait d'autosuffisance et pour garantir partout la quantité de blé actuellement disponible par habitant, la surface théorique totale devrait passer de 4,9 Mha à 5,6 Mha, soit une augmentation de 14%. On comprend qu'il faudrait plus de surfaces disponibles.
On ne peut pas, en même temps, rêver d'une logique "locavore" et dire que la planète n'a pas de surfaces suffisantes pour nourrir la démographie mondiale!
Certains experts vont jusqu'à dire que la politique qui consiste à « privilégier les circuits courts » relève surtout du folklore et est très gourmande en subventions dans le cadre de budget gouvernementaux qui n'arrivent plus à subventionner tout ce qui serait plus utile.

Pour approfondir...

C'est quoi le "codex alimentarius"?

L'agriculture biologique est-elle une obligation de moyens ou une obligation de résultat?

a) Sil y avait une obligation de résultat, les produits bio devraient répondre à des normes spéciales qui relèvent de ce qu'on appelle le "codex alimentarius"
Le codex Alimentarius (ou codex alimentaire) est un ensemble de règles, réunies dans un livre qu'on appelle un "code" et qui impose des normes pour la production et la transformation des produits alimentaires. Il donne les normes et usages qui doivent être respectées pour assurer la sécurité sanitaire des aliments ou la protection des consommateurs et des travailleurs qui transforment les produits. Les normes peuvent concerner aussi la production de l'environnement. Le Codex alimentarius est un document rédigé par l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) par l'Organisation mondiale de la santé (OMS).
Les règles sont variables en fonction des possibilités de les atteindre. Par exemple on donne des limites à ne pas dépasser en nombre de bactéries par gramme ne sont pas les mêmes pour de la viande hachée ou pour des épices. En effet leurs éliminations posent des problèmes différents dans les deux catégories de produits.
En revanche les normes sont identiques entre de la viande bio et de la viande d'élevage classique. 

b) En réalité, l'agriculture bio n'est qu'une obligation de moyen.
Le "label AB" indique que l’essentiel des ingrédients que contient l’aliment devrait être issu de l'agriculture biologique, c'est-à-dire qu'ils ont satisfait à des pratiques spécifiques de production excluant, en particulier, l’emploi de semences génétiquement modifiées, d’engrais industriels, de phytosanitaires chimiques de lutte contre les parasites et contre les mauvaises herbes.
Il est normal que les consommateurs aient le souci de leur santé et de la qualité alimentaire de ce qu’ils consomment. Il est normal qu’ils aiment des produits qui ont le goût d’autrefois, des saveurs nuancées. Il est normal qu’ils veuillent comprendre les procédés de fabrication des aliments qu’ils achètent. La question est de savoir si le label « agriculture biologique » garantit réellement une qualité spécifique du produit final ? 

Or ce bel idéal de "l'agriculture biologique" n'est pas si simple. Pourquoi?

• Les normes sont peu précises. La réglementation appelée « CE n° 834/2007 », ne fixe aucune obligation chiffrée, mais seulement des optimums vagues et imprécis dans des articles nombreux (art.): « Toutes les techniques de production végétale utilisées empêchent ou réduisent au minimum toute contribution à la contamination de l'environnement » (art. 12, § 1f). 
• Les exceptions à la règle sont nombreuses. La réglementation autorise les producteurs "bio" à utiliser, en cas de besoin, des substances qui ne correspondent pas à l’idée que se font les consommateurs: graines OGM, produits phytosanitaires, engrais, etc. (art. 16, § 1).
• Il n’existe pas de normes de qualité spécifique. Les producteurs "bio" sont soumis à une obligation de moyens de production, mais n’ont pas d’obligation spécifique sur le résultat. On pourrait imaginer, puisque les produits "bio" sont vendus plus chers, qu'ils apporteraient aux consommateurs un résultat supérieur en qualité. Or ils doivent simplement respecter les normes de qualité des produits de l’agriculture classique sans être obligés à un résultat supérieur sur la santé.
• Le goût est d’abord une question de prix. Quand on achète une tomate, le prix est bon marché car l’agriculteur classique a privilégié la quantité produite alors que le producteur de "bio" privilégie le goût, et le goût a un coût.


Déconnecté

Mot venant du latin con(n)ectere (proprement « lier ensemble ») « relier, former par liaison ». On est déconnecté quand on a perdu un lien.

Patrimoine

Mot venant du latin patrimonium «bien de famille, patrimoine». On parle de patrimoine culturel quand il s'agit de la culture d'une famille, ou d'un pays.

Gastronomie

Mot venant du grec gastêr qui signifie "ventre" et par extension "estomac" et du mot "nomos", qui signifie "loi". La gastronomie est en quelque sorte l'« art de régler l'estomac »

Gustatif

Mot dérivé du latin "gustare" qui signifie « goûter » le suffixe "if" signifie qu'il s'agit d'un adjectif relatif au goût.

Inique

Du latin iniquus (« inégal »). Le sens est légèrement différent du mot "injuste". Certaines "inégalités" peuvent en effet être "justes".

Commentaires  

# Benoît Perrin 08-09-2017 10:13
Sur la prétendue vertu de la proximité, le livre des Proberbes valorise au contraire les échanges avec le monde entier : « La femme parfaite est comme les navires marchands, faisant venir ses vivres de très loin. » (Pr 31, 14)
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