Plusieurs ouvrages ont cherché à comparer les réactions des lecteurs de Laudato si en fonction des horizons d’où ils viennent. Certains commentateurs reprochent à Laudato si d’avoir une portée réduite et de manquer de radicalité. D’autres répondent avec habileté que « notre pape agit en pasteur qui connait bien  sa théologie morale, en mettant en œuvre la voie de la gradualité. Il faut attendre d’un pape qu’il soit catholique, c'est-à-dire qu’il s’adresse à tous, avec la difficulté de rejoindre tous, … chacun où il en est sur son chemin de pratique écologique … Même les moins convaincus de l’écologie chez les chrétiens peuvent ainsi, peut-être, être rejoints et avancer vers la conversion écologique»[1].  
Malheureusement, ce type de réponse, énoncé par des théologiens, peut être trompeur et s'il consiste à récupérer, de manière inconsciente, un concept élaboré par Jean-Paul 2, distinguant très solennellement, «  la "loi de gradualité" ou voie graduelle [qui] ne peut s'identifier à la "gradualité de la loi"». En appliquant ce concept à l’écologie, on ferait croire que les allégations scientifiques contenues dans Laudato si sont du ressort de « la loi » morale.
Or il ne faut pas confondre :
- la gradualité avec laquelle le pasteur accompagne le fidèle, avec compassion et amour, vers la libre acceptation d'une norme morale
- l’idée de rejoindre des opinions publiques alors qu'elles ont été préalablement instrumentalisées par des agents écologiques qui jouent du catastrophisme éclairé pour les conditionner et leur imposer un complément de normes.
Pourquoi s’agit-il d’une confusion grave ?

Commentaire: "Les2ailes.com"

1- Le principe de gradualité

II a été introduit par Jean-Paul II dans son exhortation apostolique « Familiaris consortio » faisant suite au synode sur la famille de 1980. Cette expression avait surpris tant l’expression est un néologisme. Le mot latin « gradualitas » pourrait se traduire par « cheminement ». Le Cardinal Lustiger, expliquait en 1982[2] que l’expression mobilise « des notions et des expériences liées à la situation historique de la créature face à son créateur et son rédempteur ».
Le contexte était très précis :

«Les époux, dans la sphère de leur vie morale, sont eux aussi appelés à cheminer sans se lasser, soutenus par le désir sincère et agissant de mieux connaître les valeurs garanties et promues par la loi divine, avec la volonté de les incarner de façon droite et généreuse dans leurs choix concrets. Ils ne peuvent toutefois considérer la loi comme un simple idéal à atteindre dans le futur, mais ils doivent la regarder comme un commandement du Christ Seigneur leur enjoignant de surmonter sérieusement les obstacles. C'est pourquoi ce qu'on appelle la "loi de gradualité" ou voie graduelle ne peut s'identifier à la "gradualité de la loi"», comme s'il y avait, dans la loi divine, des degrés et des formes de préceptes différents selon les personnes et les situations diverses » (Familairis consortio JP2 § 34).
« Les pasteurs… auront à cœur d'approcher, avec discrétion et respect, ceux qui vivent ainsi ensemble [dans des unions libres de fait] ; de s'employer à les éclairer patiemment, à les reprendre avec charité » (Id. F.c. § 81). 

Il faut bien distinguer, dans le concept de gradualité, le rôle des fidèles et celui des pasteurs.

a) Les fidèles, face à la loi morale de l'Église, doivent
-  reconnaître la norme et l’accepter comme telle : une norme s’applique à sa vie pour l’amener au bonheur. "Le fidèle doit donc avoir la vrai intention de la vivre"[3].
- s’attacher sincèrement à établir les conditions pour observer la norme, tant au for interne (Avoir la volonté intérieure de la vivre), qu’au for externe (lutter pour la mettre en pratique)

b) Les agents pastoraux, quant à eux, doivent « proclamer la vérité avec charité » [4], condition essentielle pour :
- aider les fidèles à reconnaître la norme morale
- établir les conditions pour que les fidèles puissent l’observer, en particulier en « respectant leur dignité en tant qu’agents moraux »[5].

Quelle est la norme dont parle Jean-Paul II ?

« Il appartient à la pédagogie de l'Église de faire en sorte que, avant tout, les conjoints reconnaissent clairement la doctrine de Humanae vitae comme norme pour l’exercice de la sexualité et s’attachent sincèrement à établir les conditions nécessaires à son observation » (Familairis consortio JP2 § 34).  

La charité présuppose attachement à la vérité : personne ne peut réaliser la charité autrement que par la vérité. Nous avons la vocation d’édifier la vérité dans la charité. Saint Pie X le disait déjà : "Le premier devoir de la charité n’est pas dans la tolérance des convictions erronées… "[6].
Comme on le voit, Jean-Paul II acceptait l’idée de gradualité dans le domaine pédagogique et non au niveau d’une catégorie morale. 

2- Ne pas confondre « loi morale » et « lois physiques »

Ces deux catégories ne relèvent pas des mêmes chemins d’accès :

a) On accède à la loi morale par un chemin de vérité fondé sur les Écritures et la Tradition
Le concile  Varican 2 rappelait ce double fondement: « La sainte Tradition et la Sainte Écriture sont donc reliées et communiquent étroitement entre elles. Car toutes deux, jaillissant de la même source divine, ne forment pour ainsi dire qu’un tout et tendent à une même fin… Il en résulte que l’Église ne tire pas de la seule Écriture Sainte sa certitude sur tous les points de la Révélation. C’est pourquoi l’une et l’autre doivent être reçues et vénérées avec un égal sentiment d’amour et de respect » (Dei verbum).

b) L’accès aux lois de la nature, physique, chimie ou biologie, … se fonde sur la méthode scientifique.  Elle consiste à utiliser une théorie pour faire une prédiction qui sera testée à partir d’une expérience. L’observation des résultats de cette expérience permet de rejeter ou de modifier la théorie.
Lorsque la prédiction porte sur des systèmes complexes, l’expérimentation peut ne pas être efficiente. Les disciplines systémiques se fondent sur des modèles dont les paramètres doivent être confrontés aux réalités. Le recours aux modèles n’excluent pas la quantification des relations de cause à effet, ni le jeu d’aller et retour entre prédictions et observations.

Ces deux types de vérités, morale et scientifique, ne sont pas du même ressort. C’est pourquoi

« les laïcs ne doivent pas attendre de leurs pasteurs qu’ils leur disent ce qu’il « faut penser » de telle ou telle affaire temporelle. Leurs pasteurs n’ont pas de mandat du Christ pour cela, ils n’ont pas reçu de charismes particuliers, ni la grâce d’État, pour guider les fidèles dans la cité des hommes. Ils ont reçu mandat de les guider vers la cité de Dieu, de les conduire au Ciel. Les catholiques n’ont pas à faire leur « unité » dans les affaires temporelles, marchant « d’une seule pensée » derrière leurs pasteurs. Qu’ils fassent l’unité dans la foi et dans la charité répondra largement à ce que le Christ attend de son Église. Quant à la responsabilité de la hiérarchie – qui est celle des clercs –, elle est circonscrite à son domaine propre. Aux laïcs « revient, d’une manière particulière, d’éclairer et d’orienter toutes les réalités temporelles auxquelles ils sont étroitement unis[7] »[8].

3- Pourquoi la gradualité ne s’applique pas aux domaines des vérités physiques

La méthode pastorale, au sens grec du mot chemin, se fonde sur la Vérité dans la charité. Ce sont ces deux piliers qui vont permettre d’aider les fidèles à discerner le bien et le mal.

En matière scientifique, en particulier lorsque des aspects sociétaux sont en jeux, le politique a malheureusement trop recours à l’élaboration du consensus, non au sens du contenu, mais d’une procédure sociale. Dès lors, il devient essentiel d’éliminer les potentialités de dissensus. Le débat contradictoire est remplacé par la dictature des émotions amenant les opinions à confondre vérité scientifique et idéologies.

Ces biais de départ rendent impossible la comparaison entre
- la gradualité qui aide les fidèles à s’engager sur un chemin progressif et personnel vers la vertu, sous l’œil attentif et compatissant du pasteur,
- et le désir d’un agent de changement écologique de rejoindre les attentes des opinions publiques.

En effet, les dites attentes ont été construites artificiellement et ne relèvent pas d'un libre désir de progresser. On est plus dans le registre du conditionnement. Les normes imposées, souvent au titre de précautions paralysantes, contribuent à aggraver l’éloignement des opinions de la vérité scientifique. Le catastrophisme éclairé, même pour une bonne cause comme la « protection de l’environnement », sert alors les idéologies d’essence malthusiennes ou babyloniennes. Le déficit de vérité conduit à une forme de culture de mort rendant nos sociétés esclaves d’une multitude d’intérêts contradictoires mais qui ont intérêt à la persistance des mensonges.

3- Vérité et débat fraternel :  conditions pour établir une véritable écologie intégrale

Si la « loi de gradualité » ne peut se fonder que sur la proclamation de la vérité dans la charité, ce concept ne peut s’appliquer à l’action technique et économique dans le contexte scientifique.
Toutefois, le souci de recherche de vérité,  à travers un « débat honnête et transparent » (Laudato si § 188), peut transformer une logique de mort en une spirale vertueuse.
Un débat ne peut être honnête s’il n’est pas contradictoire, ni transparent s’il est confiné dans le huis-clos d’agences d’experts. Dès lors, au lieu d’enfermer son agir dans une précaution trompeuse, la société pourra procéder à une pesée prudentielle des bénéfices et des risques de ses programmes d’action. Cette logique laisse la place au principe de subsidiarité et aux initiatives personnelles, évoluant au fur et à mesure du développement des connaissances scientifiques.
Ainsi, la vérité, établie comme règle de départ, permet la satisfaction progressive des besoins universels et l’établissement d’une écologie intégrale fondée sur le bien commun.
Ce lien entre la vérité et le bien commun est d'ailleurs une constante du message du magistère: "Dans une société où la vérité n’est pas recherchée et où on ne cherche pas à l’atteindre, toute forme d’exercice authentique de la liberté est aussi affaiblie, ouvrant la voie à une attitude libertaire et à un individualisme qui nuisent à la protection du bien de la personne et de la société entière"[9]. Or, la définition du bien commun est précisément  ce "bien de la personne et de la société entière" 

Conclusion

La question se pose donc légitimement: n'est-il pas trompeur de confondre une démarche de gradualité, dans le domaine moral, et le souci un peu démagogique de « rejoindre les préoccupations collectives »? Un adage a été attribué à  Gustave Thibon: « Être dans le vent : une vocation de feuille morte »[10]. Il n’est pas sûr que cet adage soit de la même essence que le très riche concept de gradualité introduit par Jean-Paul 2 en 1980.
Ne risque-ton pas de devenir complices de ceux qui utilisent des mots en en changeant le contenu pour obtenir à notre insu l'adhésion à des causes, aussi nobles soient-elles? Dans quelle mesure cette confusion ne contribue-t-elle pas, progressivement, à réduire le vocabulaire pour ne plus exprimer que des idéologies.
Ce qui est commun aux deux domaines, moral et scientifique, c'est que c'est la vérité qui rend libre.

 

[1] « La réception de l'encyclique « Laudato si' » dans la militance écologiste »,ouvrage collectif de Fabien Revol, Christophe Boureux, Serge Latouche, Alain Lipietz, Isabelle Priaulet, Mohammed Taleb, Soeur Ama-Aimée Manzan, Corinne Morel-Darleux, Benoît-Joseph Pons, Florence Relay.

[2] Source : « Gradualité et conversion » dans la Documentation Catholique (n° 79 du 21.3.1982, p. 315)

[3] Source : « Principe de Gradualité » de Michaël S. Sherwin, o.p.

[4] Source : « Principe de Gradualité » de Michaël S. Sherwin, o.p.

[5] Source : « Principe de Gradualité » de Michaël S. Sherwin, o.p.

[6] Saint Pie X - Encyclique Notre charge Apostolique sur le Sillon, 25 août 1907

[7] Concile Vatican II, Lumen gentium, IV, 31

[8] Guillaume de Prémare - Revue d'éthique et de théologie morale, 2012/1 (n°268), Varia, Pages : 144, Éditeur : Éditions du Cerf

[9] (Note doctrinale concernant certaines questions sur l’engagement et le comportement des catholiques dans la vie politique- 2002 lie également bien commun et vérité - § 7)
[10]
Plus exactement, Gustave Thibon a écrit : « La feuille morte voltige d’un lieu à l’autre, mais tous les lieux se valent pour elle, car son unique patrie est dans le vent qui l’emporte. » (L’équilibre et l’harmonie, p.14, Fayard, 1976)