Les élèves de l’AgroParisTech ont organisé une conférence le 20 novembre 2012 sur le thème : « Marchés des matières premières agricoles : peut-on continuer à jouer avec la nourriture ? ».
Le seul titre du débat induit une réponse. On jouerait, on ferait des paris sur l’alimentation. Il semble qu’il y ait une profonde méconnaissance des mécanismes en jeu, y compris chez de nombreux universitaires.  Qu’en est-il ?

Sources: Les débats de l'Agro

Commentaires: « les2ailes.com »

Quatre intervenants ont débattu sur cette question : Joël Priolon (AgroParisTech), Benoît Labouille (Offre et Demande Agricole), Frédéric Courleux (Ministère de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire et de la Forêt), et Bastien Gibert (momagri).

Un préalable à poser : Pourra-t-on nourrir la planète en 2050 avec 9 milliards d’habitants ?

La réponse est oui. L’étude agrimonde est formelle sur le sujet et la FAO a repris les conclusions de cette étude. Dès lors, inutile d’accuser à tord des spéculateurs qui seraient responsables de la hausse des prix de matières agricoles, et donc de l’insécurité alimentaire. Reste la question de savoir si la spéculation financière est  bénéfique ou non pour les prix agricoles.

1- Comment fonctionne une bourse ?

Pour qu’une bourse de marchandise fonctionne bien, il y a conditions impératives. Il faut :

  • Un produit décrit par une qualité type
  • Des professionnels (acheteurs, producteurs, négociants) en grand nombre
  • Des volumes échangés en part suffisante sur le marché mondial.
    Sinon, les cours ne sont que le reflet de coûts marginaux d’excédents  et non de coûts réels de production.
  • Un produit facilement stockable, transportable, permettant…
  • …des règles de livraison prenant en compte  les contraintes logistiques du marché… sinon la bourse sera déconnectée du marché.
  • Une banque de compensation indépendante des opérateurs.
  • Et enfin, des spéculateurs …

2- Quels services rendent les spéculateurs à ces bourses ?

Sans spéculateur, pas de bourse efficace.

  • Ce sont les spéculateurs qui permettent d’assurer une permanence des opérations.  Sans eux, les contreparties peuvent être absentes quand un producteur ou un acheteur veulent fixer leur prix de vente ou de revient.
  • Ce sont les spéculateurs qui évitent les squeez de professionnels.
  • Ce sont eux qui lissent les écarts  entre des bourses similaires mais dont les règles de livraison sont légèrement différentes, par exemple entre les bourses de sucre roux et de sucre blanc.
  • Ce sont eux qui  prennent des risques sur les fluctuations  en lieu et place des producteurs et acheteurs.

Le producteur est fait pour produire, l’acheteur pour transformer, le négociant pour distribuer et le spéculateur pour spéculer.

  • Ce sont les spéculateurs qui permettent aux professionnels de se mettre à l’abri des fluctuations de cours  entre le moment où ils fixent leurs prix en bourse et celui où ils contractent avec un client

3- De quoi accuse-t-on les spéculateurs ?

  • On accuse les spéculateurs de brasser des chiffres d’affaires considérables.

C’est vrai ! On parlait de  250  milliards de $ lors de la flambée des prix agricoles en 2008. Mais n’oublions jamais que, dans un marché mondialement ouvert,  chaque transaction fait l’objet de :

  • Un achat en bourse par le producteur  lorsqu’il veut préfixer son prix de vente puis une revente de « débouclage » quand il fixera le prix de sa facturation avec le négociant
  • Deux positions en bourse symétriques prises par le consommateur, à des dates différentes.
  • Une vente en bourse quand le négociant  fixe le prix de sa facturation avec un producteur,
    • puis un rachat de « débouclage » quand celui-ci fixera le prix de sa facturation avec le consommateur
    • Deux autres opérations de bourse supplémentaires lorsqu’un second négociant intervient dans une filière, ce qui n’est pas rare !

Chaque transaction peut donc faire l’objet de 8 opérations de bourse.
Quand on sait que les transactions mondiales représentent plus de 500 milliards $, cela signifie que le CA des bourses généré par les professionnels porte sur 2 à 4.000 milliards $  comparés à environ 250 milliards par les fonds financiers.
Les montants brassés par les professionnels sont importants parce que l’outil leur est devenu indispensable avec la mondialisation. Les spéculateurs n’ont fait que suivre !

  • On accuse les spéculateurs d’utiliser des produits de plus en plus sophistiqués. Les montages de positions à partir d’options difficiles à comprendre pour le non initié. On parle de straddle, spread, strangle, butterfly, iron-condor ! Quel jargon !

Mais cela apporte un réel service aux coopératives agricoles de ventes qui ont pu grâce à ces marchés à option, mettre au point leurs propres stratégies d’assurances-prix :

  • Les ventes « en tunnel » permettent aux producteurs, pour un coût nul, de profiter des hausses tout en s’assurant un prix minimum
  • Les achats « en tunnel » jouent un rôle similaire pour les consommateurs

Les responsables de coopératives savent qu’ils ne pourraient pas faire ces montages avec un marché d’option qui ne tournerait qu’avec des professionnels.  En cela la spéculation apporte un réel service !

  • On accuse enfin les spéculateurs d’être responsables des hausses de prix!

C’est le 4ème point:

4- La spéculation est-elle responsable des hausses de cours ?

Quand on a deux séries de mesures sur une longue période  -dans notre cas, les volumes investis par les spéculateurs et les fluctuations de prix-  on peut calculer mathématiquement s’il y a une relation de cause à effet entre deux séries ?
On calcule la valeur du coefficient de régression exponentielle R²  qui les relie.  Il y a peu d’études scientifiques sur ces sujets, encore moins publiées dans des revues avec comité de lecture après validation par les pairs.
Les analyses sont toujours le fait de personnalités impliquées dans des institutions internationales ou d’ONG partisanes. Une étude du 4.6.2008 menée par Emmanuel Jayet, à Paribas, donne celes R² suivants : pour le blé 0,1402 et pour le maïs 0,0613. Ce sont des valeurs extrêmement faibles montrant qu’on ne peut parler pas de relations de cause à effet  !
Le soja est une exception ave un R² de 0.9352.  L’explication est que cette bourse n’est-elle pas aussi « parfaite » qu’on le pense ?
Tout cela répond scientifiquement à ce que tous les professionnels savent : la spéculation ne joue pas sur les niveaux de prix.

Ce qui fait monter un prix, c’est la baisse des stocks.
Frédéric Courleux, sous directeur de la prospective au MAP, l’a dit, lui aussi,  en 2008 : « Les informations disponibles sur les marchés réglementés ne permettent pas de quantifier l’effet de la spéculation dans le mouvement de hausse. »
D’ailleurs, le riz n’est pas coté en bourse et ne peut donc pas être accessible aux spéculateurs financiers ! Or en 2008, ce produit a été un de ceux qui a le plus augmenté ! Donc, quand un facteur joue sur les stocks, le prix évoluera toujours vers le niveau auquel il doit s’établir, indépendamment de la spéculation.
Mais il peut atteindre ce niveau plus ou moins rapidement ! C’est ce qu’on appelle la volatilité !

5- La volatilité des marchés s’est-elle accrue sous la pression de la spéculation ?

Beaucoup d’experts estiment que l’afflux de fonds spéculatifs dans les bourses est la cause de volatilités accrues des marchés. C’est probable !
Toutefois, faute de preuves mathématiquement contrôlables, on peut se demander :

  • De quelle volatilité parle-t-on ?

Celle des cours « au comptant », ou celle « à terme éloigné » ?
C’est la seconde qui compte le plus dans les économies. Or, la commission européenne écrit en 2011 : « il n’y a aucun élément probant qui atteste d’un lien de causalité entre les marchés des dérivés et la volatilité excessive … des prix sur les marchés physiques ».

  • La volatilité est-elle une cause ou une conséquence des investissements financiers ?

Quand un marché est plat, aucun financier ne vient y investir. 
En revanche, dès qu’il y a de la volatilité, il y a affluence. C’est donc que la volatilité est une matière première pour les spéculateurs. Sans volatilité, pas de spéculateurs !

  • Beaucoup de facteurs nouveaux contribuent à cette volatilité :
    • Certes, du côté des spéculateurs, on assiste à :

-  La libéralisation des flux financiers
-  L’apparition de fonds d’investissements puissants : Hedge Funds, Fonds souverains, etc..
-  Des gestions préprogrammées sur ordinateur, qui créent des mouvements mimétiques.

  • Tout cela n’est pas faux, mais ne sous-estimons pas le rôle des  consommateurs sur la volatilité:

-   Les demandes industrielles en flux tendu
-  L’incertitude de leurs besoins

  • Les facteurs de production expliquent également à la volatilité

-  La spécialisation des zones de production dans des zones émergentes…
-  … ce qui aggrave les risques en cas d’aléas climatiques
-  La variabilité des coûts d’énergie qui pèsent sur les coûts de production agricole

  • Les négociants sont soumis à des contraintes expliquant la volatilité :

-  Les fortes fluctuations des devises
-  Le sous-investissement en infra structure dans beaucoup de pays importateurs
-  L’accélération des flux d’information et de communication

  • Les politiques sont également responsables de la volatilité :

-  Libéralisation des échanges à l’OMC : c’est un facteur de volatilité.
-  Le sous investissements dans l’agriculture avec une part de l’agriculture dans l’aide publique au développement qui est passée de 19 % en 1980 à 3% en 2006.
-  la perte de sens des politiques avec le découplage des aides agricoles et l’abandon des préférences nationales

  • Serait-ce donc que la volatilité est intrinsèque aux prix agricoles ?

L’anglais Gregory King a observé une loi montrant la volatilité des marchés agricoles: « on observe que suite à une récolte dont le volume est inférieure de 10% à sa valeur habituelle, les prix augmentent de 30% ». C’était en 1696 ! La volatilité n’a rien de nouveau !

Tout cela doit appeler à beaucoup de discernement quant à la spéculation. 
Il n’empêche ! Quand l’opinion est convaincue de tenir un coupable, et la puissance publique a tendance à règlementer.

6- De quelles règlementations parle-t-on ?

  • On veut plus de transparence :

On parle de publication hebdomadaire des positions ouvertes par catégories d’opérateurs ou de l’enregistrement obligatoire des opérations de gré à gré.
Pourquoi pas ! Mais attention : ces informations peuvent accroitre la volatilité si tous les opérateurs interprètent et réagissent de façons similaires et simultanées.

  • On veut limiter la volatilité

-  Par des limitations journalières de variations de cours … mais tout le monde sait : c’est inefficace
-  Par la limitation des positions ouvertes par opérateur … mais des limites trop basses constituent un frein à la liquidité et, trop hautes, elles sont inopérantes.
-  Par la limitation des positions ouvertes par catégorie d’opérateurs … mais  de grands groupements de producteurs peuvent avoir besoin de couvrir des quantités importantes.
-  En imposant des dépôts de marge élevés…, mais seuls les grands comptes spéculateurs  survivront!

Est-ce le but recherché ?

  • On veut fiscaliser les plus-values sur commodités… la punition par excellence !

Mais attention à ne pas tuer le métier ! La fiscalité française avait faire disparaitre tous les spéculateurs de la bourse du sucre de Paris. Elle en est morte !

  • On parle d’obliger les intermédiaires à notifier aux autorités de marché des ordres suspects d’être retirés sans être exécutés et ayant l’aspect de tentatives de manipulation de cours ? Mais qui peut être vraiment juge des intentions d’un opérateur ? Ne risque-t-on pas de tomber en plein subjectif ?

 

7-      Conclusion

  • Spéculer, c’est regarder, anticiper ce que les autres pensent.

Que regarde un spéculateur ?

-  Les stocks, l’offre et la demande
-  Les évènements climatiques ou géopolitiques,
-  La proportion des professionnels dans les positions ouvertes
-  Les pentes et les convexités de courbes
-  Les volumes échangés

Si spéculer c’est regarder ces données, tout le monde spécule : même le producteur ou le consommateur-acheteur !

  • Attention à ne pas mélanger les problèmes.

A problèmes différents, solutions différentes. Sinon, on accouchera d’une souris.
Par exemple, il ne faux pas confondre volatilité et insécurité alimentaire.
On parle ainsi de donner aux pays en voie de développement les moyens de se couvrir grâce à des stocks d’urgence qui pourraient être gérés par le Programme alimentaire mondial (Pam). Malheureusement, toutes les expériences qui ont été faites de jouer politiquement sur les stocks pour réguler des cours ont toujours été des échecs ! Cela ne fait qu’encourager la spéculation.
Par ailleurs, il y a beaucoup d’hypocrisie dans ce type de proposition, car qui produira ces stocks si ce ne sont les pays du nord ?
Par ailleurs, comme le dit Philippe Collin[1] : « Ce que je trouve le plus choquant est que l’on demande aux pays les plus pauvres de faire des stocks. C’est très coûteux de faire des stocks. De présenter ces stocks pré-positionnés comme un point positif est purement scandaleux »

  • La régulation des marchés ne peut aboutir sur la base de la seule régulation financière :

Malheureusement, il est devenu tabou de parler de régulation des marchés physiques.
Beaucoup d’analystes expliquent la flambée des cours de 2008 par des mesures politiques non coordonnées :
- Elimination des subventions à l’exportation des céréales, voire leur taxation en Chine, Russie,  Argentine et au Kazakhstan
- Restrictions quantitatives à l’exportation  du blé, voire leur interdiction en Ukraine, Serbie et Inde ;

Alors, certes, dans un monde interdépendant, les mécanismes lourds d’intervention ne sont plus envisageables. Peut-être faudrait-il revenir à des harmonisations régionales de politiques douanières équilibrées.
Mais attention en matière de réglementation : Alan Tracy, président de l’association des producteurs de blé aux Etats-Unis, n’a pas tord de dire : « le plus dangereux pour les marchés est que les gouvernements en fasse trop »…

  • Pour conclure, j’espère vous avoir convaincu de quelques idées fortes :

- Spéculer, c’est regarder, et anticiper. Dès lors, tout le monde est un spéculateur qui s’ignore
- Le spéculateur, comme tout le monde, veut aller de plus en plus vite

Il faut donc penser que :
-   La spéculation révèle aux politiques des situations que, quelquefois, ils auraient refusé d’admettre
-   La volatilité, appréciée des spéculateurs, peut paraitre violente, mais a l’avantage de permettre aux acteurs de réagir rapidement
-   Les spéculateurs sont payés pour prendre le risque que le producteur ou le consommateur ne veulent ni ne doivent prendre
-   Face à la volatilité, les producteurs et les consommateurs doivent mettre en place des outils de contractualisation…

Mais ces outils doivent rester en lien avec le marché, par exemple grâce aux à la gestion par tunnel qui n’est possible à mettre en place que grâce aux spéculateurs.
Ainsi, notre conclusion sera : « Oui ! Pour toutes ces raisons, la spéculation financière est plus bénéfique que nuisible pour les prix agricoles »


[1] Confédération paysanne – Source AGRA Presse Hebdo:– N° 3324 –14 novembre 2011 – page 14