L’essai de Stéphane Hessel, « indignez-vous », a été édité à plus de 4 millions d’exemplaires et traduit en 34 langues. Le sentiment d’indignation est à la fois devenu une mode et une vertu : qui ne s’indigne pas n’est plus digne d’être un homme ! Est-ce si sûr ?
D’un côté l’indignation peut révéler un vrai désir de justice. Mais n’est-elle pas d’abord une « affectation » qui peut porter préjudice à celui qui l’éprouve ? Est-elle un sentiment qui contribue au bonheur de celui qui l’exprime ?
Qu’en pensent les grands philosophes, Aristote, Saint Grégoire le Grand ou Saint-Thomas d’Aquin ? Peut-on assimiler la colère du Christ au temple à de l’indignation ?

Commentaire "les2ailes.com"

Le dictionnaire Larousse définit l’indignation comme « un sentiment de colère ou de révolte que provoque quelqu’un ou quelque chose ».

L’approche philosophique

Aristote, dans « Ethique à Nicomaque »[1] analyse le sentiment d’indignation qu’il situerait quelque part,
*  « entre l’envie, …qui s’afflige des succès immérités, …
*  Et la malveillance, …qui se réjouit des malheurs immérités ».
Aristote en parle comme d’une « affection »[2].

Saint Grégoire le Grand voit dans l’indignation un péché « enfant de la colère ». .. qui s’enracine dans l'amour propre.
Saint-Thomas d’Aquin voit aussi l’indignation comme une des « filles de la colère ». L’indignation « bouleverse notre cœur quant à la personne dont nous voulons tirer vengeance ».

L’approche évangélique

L’Evangile appelle à se préoccuper plus de la victime que du coupable. Dans la parabole du bon samaritain, le Christ n’évoque pas longuement  les brigands qui laissent le voyageur à demi-mort. Il aurait pu les décrire, pointer leurs mobiles. La parabole ne se préoccupe surtout  de la victime, et plus encore du cœur de celui qui est face à l’alternative : soigner la victime ou passer son chemin. … notre lot à tous !

Mais, dira-t-on, le Christ a connu le sentiment de la colère du Christ ! Oui, mais était-ce celle d’un envieux jaloux ou d’un malveillant aux sens où Aristote l’entend ?
Le Christ s’érige contre un commerce d’animaux qui aveugle les juifs et  les rend sourd à ce que le christ leur dit : c’est Lui qui va, Lui-même, être à la fois offrande, grand prêtre et temple divin.
Le Christ s’indigne contre le Mal, la surdité des pharisiens, à un moment ou Il s’apprête à faire le don suprême de sa personne. S’indigner ou se donner ? Telle est la vraie question qui n’échappe à personne, y compris à l’auteur de ce commentaire.

Le seul cas où le Christ semble parler du coupable, c’est celui par qui « le scandale arrive ».
Encore faut-il voir de quel scandale il s’agit, en relisant l’Evangile de Saint-Matthieu et en le plaçant bien dans son contexte. Nous sommes dans le chapitre par lequel l’évangéliste explique le mystère du Royaume des cieux, à la fois par la narration de faits comme la transfiguration et par les discours paraboliques et le grand discours ecclésiastique de Jésus.
Dans ces chapitres 13 à 18, le mot « scandale » est utilisé pour qualifier le mal. Pour qualifier celui qui le commet, le Christ parle d’ « iniquité ». Celui qui commet le mal n’est pas scandaleux. C’est le mal qui est objet de scandale : « Le fils de l’homme enverra ses anges qui arracheront de son royaume tous les scandales et ceux qui commettent l’iniquité » (Mt 13,41)
La même distinction se retrouve lorsque Pierre s’offusque à l’idée que Jésus puisse être mis à mort à Jérusalem. Le Christ réagit : « Arrière de moi, Satan! Tu m'es en scandale…» (Mt 16,23). Le Christ ne s’adresse pas à Pierre, mais à Satan. C’est, ici encore,  le démon qui « est scandale », pas Pierre !
Tout cela survient après la transfiguration (Mt 17,1-9). On est donc dans un contexte où le Christ explique qui Il est, en qui ses disciples doivent croire. La montagne est d’ailleurs toujours un lieu où Dieu révèle qui il est.
Et voilà que le Christ explique : « Si quelqu'un scandalisait un de ces petits qui croient en moi, il vaudrait mieux pour lui qu'on suspendît à son cou une meule de moulin, et qu'on le jetât au fond de la mer. Malheur au monde à cause des scandales! Car il est nécessaire qu'il arrive des scandales; mais malheur à l'homme par qui le scandale arrive! » (Mt 18, 6-7). Les biblistes comprennent plus précisément que « ces petits qui croient » sont, en fait « ceux qui croient petitement ». Ce qui est objet de scandale, c’est donc le fait d’ébranler chez quelqu’un la foi qu’il a dans le Christ, si petite soit-elle, et même d’autant plus qu’elle est petite.
Cette interprétation se fonde sur l’explication donnée immédiatement après par le Christ qui explique qui sont ces « petits ». Il explique que c’est la « brebis égarée », pour qui le Fils de l’homme est venu sauver ce qui était perdu. Pas « les quatre vingt dix neuf autres sur la montagne ». L’opposition entre celles qui sont « sur la montagne » et celle qui est « égarée », montre, une fois encore, que c’est bien la foi qui est en jeu. Le Christ conclue d’ailleurs bien la comparaison « de même, ce n’est pas la volonté [du] Père qu’il se perde un seul de ces petits » (Mt 18, 11-14).
C’est à ce stade du propos que le Christ enchaîne par la leçon de correction fraternelle (Mt 18,15-17), puis déclare aux apôtres que ce qu’ils délieront « sur la terre sera délié dans le ciel » (Mt  18, 18), c'est-à-dire pardonné.
Que conclure ? Quand le christ se scandalise, c’est contre le Mal. Vis-à-vis du « frère qui a péché », il attend de nous que nous allions le « reprendre », et que nous sachions qu’il pourra être pardonné… comme nous serons pardonnés.
N’est ce pas un peu la recommandation faite par Benoit XVI, lors de la journée mondiale de la Paix du 1er janvier 2012, quand il a dit: " Les jeunes aussi doivent avoir le courage de vivre en premier eux-mêmes ce qu'ils demandent à ceux qui les entourent ".

Conclusion

Il peut être tentant de ressentir de l'indignation devant une injustice et d’en réclamer réparation. Mais le risque existe  de prendre  les devants et de se faire justice soi-même. Les agitateurs politiques jouent volontiers de cette inclination classique des opinions publiques.
Le risque existe  aussi d’avoir une « indignation sélective »
L’indignation détruit la paix intérieure  et, par contagion, la paix extérieure et aussi parce qu'elle est contagieuse, la colère de l'un se communiquant à un autre surtout dans les milieux fortement marqués par l'esprit communautaire[3].

On pourrait aussi méditer la situation décrite par Corneille dans « la mort de Pompée » (acte IV, sc.1).  Après s’être brouillé avec César, Pompée se réfugie en Egypte, mais Ptolémée, souverain d’Egypte, donne l’ordre de l’assassiner, pensant ainsi préserver son trône en faisant plaisir à César.
Après le meurtre, Ptolémée reprochant à son ministre Achillas, d’avoir trop rapidement oublié l’acte dont ils sont les complices, se fait répondre: « L'indignation qu'on prend avec étude, augmente avec le temps et porte un coup plus rude ;  Ainsi n'espérez pas de le voir modéré : par adresse il se fâche après s'être assuré ».
Pour le dramaturge, si l’indignation peut paraître noble, au fur et à mesure qu’elle augmente, elle porte un coup  rude à celui qui l’éprouve : elle lui supprime la vertu de modération, et par artifice le  rassure lui-même.


[1] Source : « Ethique à Nicomaque » est un ouvrage d'Aristote qui se comprend comme un traité pratique destiné à guider l'homme vers le bonheur (le souverain bien).

[2] § 8.7.2

[3] J.Réal Bleau, ptre, prêtre du diocèse de Montréal, docteur en théologie morale. source : Lumen christi