Le Synode avait déjà dit le 18 octobre 2014 que « ces situations « exigent aussi [que ces divorcés bénéficient d’un] discernement attentif et [qu’ils soient] accompagnés avec beaucoup de respect, en évitant tout langage et toute attitude qui fassent peser sur eux un sentiment de discrimination »[1]. Le pape a repris 42 fois le mot « discernement » dans son exhortation apostolique. Tout son chapitre 8 s’intitule « Accompagner, discerner et intégrer la fragilité ».
C’est ce thème qu’a retenu la commission « famille et société », le 30 janvier 2017, pour sa rencontre des délégués à la pastorale des familles. Elle a fait appel à une psychologue,  Anne Lannegrace, sur le thème de « La dimension psychologique de l’accompagnement ». Sur la « théorie du genre », elle avait réussi à ne pas parler de la Création, du Créateur, de l’enseignement de l’Église sur l’homme et la femme, l’amour humain, le mariage. Elle n’avait utilisé l’Évangile  que pour justifier « une union civique et sociale » des « couples »[2].
Quel sens donner au mot « discernement » ?

Commentaire : « les2ailes.com »

L’appel au discernement dans la pastorale familiale

Le « discernement » est un des maîtres mots de « Amoris Laetitia » du Pape François. Replaçons ce mot dans le contexte de l’exhortation apostolique.

« ...invitation à la miséricorde et au discernement pastoral face à des situations qui ne répondent pas pleinement à ce que le Seigneur nous propose » (§6)
« Ni la société dans laquelle nous vivons, ni celle vers laquelle nous cheminons ne permettent la pérennisation sans discernement de formes et de modèles du passé » (§ 32)
« ...laisser de la place à la conscience des fidèles qui souvent répondent de leur mieux à l’Évangile avec leur limites et peuvent exercer leur propre discernement dans des situations où tous les schémas sont battus en brèche. Nous sommes appelés à former les consciences, mais non à prétendre nous substituer à elles » (§ 37)

Le pape François rappelle ce qu’il disait déjà dans Relatio finalis[3] : « Face aux situations difficiles et aux familles blessées, il faut toujours rappeler un principe général : ‘‘Les pasteurs doivent savoir que, par amour de la vérité, ils ont l'obligation de bien discerner les diverses situations’’ (Familiaris consortio, n. 84). Le degré de responsabilité n’est pas le même dans tous les cas et il peut exister des facteurs qui limitent la capacité de décision. C’est pourquoi, tout en exprimant clairement la doctrine, il faut éviter des jugements qui ne tiendraient pas compte de la complexité des diverses situations ; il est également nécessaire d’être attentif à la façon dont les personnes vivent et souffrent à cause de leur condition » (§79)

Le pape rappelle également ce que dit le Concile (dans Gaudium et spes n° 50) : « D’un commun accord et d’un commun effort, [les époux] se formeront un jugement droit : ils prendront en considération à la fois et leur bien et celui des enfants déjà nés ou à naître ; ils discerneront les conditions aussi bien matérielles que spirituelles de leur époque et de leur situation ; ils tiendront compte enfin du bien de la communauté familiale, des besoins de la société temporelle et de l’Église elle-même. Ce jugement, ce sont en dernier ressort les époux eux-mêmes qui doivent l’arrêter devant Dieu » (§ 222)

« ... La Parole de Dieu n’est pas seulement une bonne nouvelle pour la vie privée des personnes, mais c’est aussi un critère de jugement et une lumière pour le discernement des différents défis auxquels sont confrontés les époux et les familles » (§227)
«  un discernement particulier est indispensable pour accompagner pastoralement les personnes séparées, divorcées ou abandonnées. La souffrance de ceux qui ont subi injustement la séparation, le divorce ou l’abandon doit être accueillie et mise en valeur, de même que la souffrance de ceux qui ont été contraints de rompre la vie en commun à cause des mauvais traitements de leur conjoint. Le pardon pour l’injustice subie n’est pas facile, mais c’est un chemin que la grâce rend possible. D’où la nécessité d’une pastorale de la réconciliation et de la médiation, notamment à travers des centres d’écoute spécialisés qu’il faut organiser dans les diocèses » (§ 242)
« Ces situations « exigent aussi [que ces divorcés bénéficient d’un] discernement attentif et [qu’ils soient] accompagnés avec beaucoup de respect, en évitant tout langage et toute attitude qui fassent peser sur eux un sentiment de discrimination » (§ 243)

Le pape François n’évoque pas seulement la difficulté des personnes face à l’eucharistie. Il évoque également les autres sacrements :

- Le Baptême : « Une difficulté particulière existe pour l’accès au baptême des personnes qui se trouvent dans une situation matrimoniale complexe. Il s’agit de personnes qui ont contracté une union conjugale stable à un moment où au moins l’une d’elles ne connaissait pas encore la foi chrétienne. Dans ces cas-là, les évêques sont appelés à exercer un discernement pastoral adapté à leur bien spirituel » (§ 249)

- Le mariage lui-même : «  non seulement la promotion du mariage chrétien revient aux Pasteurs, mais aussi « le discernement pastoral des situations de beaucoup de gens qui ne vivent plus dans cette situation » pour « entrer en dialogue pastoral avec ces personnes afin de mettre en évidence les éléments de leur vie qui peuvent conduire à une plus grande ouverture à l’Évangile du mariage dans sa plénitude ». Dans le discernement pastoral, il convient d’identifier « les éléments qui peuvent favoriser l’évangélisation et la croissance humaine et spirituelle » » (§ 293)

- Au sujet de l’eucharistie : « L’Eucharistie exige l’intégration dans un unique corps ecclésial. Celui qui s’approche du Corps et du Sang du Christ ne peut pas en même temps offenser ce même Corps en causant des divisions et des discriminations scandaleuses parmi ses membres. Il s’agit en effet de ‘‘discerner’’ le Corps du Seigneur, de le reconnaître avec foi et charité soit dans ses signes  sacramentaux, soit dans la communauté ; autrement, on mange et on boit sa propre condamnation » (§ 186). Mais, dans le même paragraphe, le pape renvoie au discernement tous les chrétiens : « Lorsque ceux qui communient refusent de s’engager pour les pauvres et les souffrants ou approuvent différentes formes de division, de mépris et d’injustice, l’Eucharistie est reçue de façon indigne ».

- Plus généralement, la participation à la vie de la communauté ecclésiale : « Il faut réécouter l’annonce de l’Évangile et l’invitation à la conversion. Cependant même pour celui-là, il peut y avoir une manière de participer à la vie de la communauté, soit à travers des tâches sociales, des réunions de prière ou de la manière que, de sa propre initiative, il suggère, en accord avec le discernement du Pasteur. En ce qui concerne la façon de traiter les diverses situations dites ‘‘irrégulières’’, les Pères synodaux ont atteint un consensus général, que je soutiens : « Dans l’optique d’une approche pastorale envers les personnes qui ont contracté un mariage civil, qui sont divorcées et remariées, ou qui vivent simplement en concubinage, il revient à l’Église de leur révéler la divine pédagogie de la grâce dans leurs vies et de les aider à parvenir à la plénitude du plan de Dieu sur eux » » (§ 297) ... « il convient donc de discerner quelles sont, parmi les diverses formes d’exclusion actuellement pratiquées dans les domaines liturgique, pastoral, éducatif et institutionnel, celles qui peuvent être dépassées. » (§ 299)

Le Pape souligne bien que l’exercice de ce discernement doit se faire dans le cadre d’une herméneutique de la continuité de l’enseignement de l’Église: «  Les prêtres ont la mission « d’accompagner les personnes intéressées sur la voie du discernement selon l’enseignement de l’Église et les orientations de l’évêque .... Il s’agit d’un itinéraire d’accompagnement et de discernement qui « oriente ces fidèles à la prise de conscience de leur situation devant Dieu. Le colloque avec le prêtre, dans le for interne, concourt à la formation d’un jugement correct sur ce qui entrave la possibilité d’une participation plus entière à la vie de l’Église et sur les étapes à accomplir pour la favoriser et la faire grandir. Étant donné que, dans la loi elle-même, il n’y a pas de gradualité (cf. Familiaris consortio , n. 34), ce discernement ne pourra jamais s’exonérer des exigences de vérité et de charité de l’Évangile proposées par l’Église... Lorsqu’on rencontre une personne responsable et discrète, qui ne prétend pas placer ses désirs au-dessus du bien commun de l’Église, et un Pasteur qui sait reconnaître la gravité de la question entre ses mains, on évite le risque qu’un discernement donné conduise à penser que l’Église entretient une double morale» (§ 300).

Le pape François distingue les normes et le discernement : « Il est mesquin de se limiter seulement à considérer si l’agir d’une personne répond ou non à une loi ou à une norme générale, car cela ne suffit pas pour discerner et assurer une pleine fidélité à Dieu dans l’existence concrète d’un être humain. Je demande avec insistance que nous nous souvenions toujours d’un enseignement de saint Thomas d’Aquin, et que nous apprenions à l’intégrer dans le discernement pastoral : « Bien que dans les principes généraux, il y ait quelque nécessité, plus on aborde les choses particulières, plus on rencontre de défaillances » ... En même temps, il faut dire que, précisément pour cette raison, ce qui fait partie d’un discernement pratique face à une situation particulière ne peut être élevé à la catégorie d’une norme » (§ 304)

En conclusion le pape rappelle que le synode a affirmé « le discernement des Pasteurs doit toujours se faire « en distinguant attentivement » les situations, d’un « regard différencié ». Nous savons qu’il n’existe pas de « recettes simples » » (§ 298)
« Pour comprendre de manière appropriée pourquoi un discernement spécial est possible et nécessaire dans certaines situations dites ‘‘irrégulières’’, il y a une question qui doit toujours être prise en compte, de manière qu’on ne pense jamais qu’on veut diminuer les exigences de l’Évangile » (§ 301)
« .. ce discernement est dynamique et doit demeurer toujours ouvert à de nouvelles étapes de croissance et à de nouvelles décisions qui permettront de réaliser l’idéal plus pleinement » (§ 303)

2- Le regard de SE le Cardinal Müller, préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi

Le Cardinal Müller, au début du mois de mai, 2016,  a replacé l'exhortation post-synodale dans le contexte de la précédente discipline de l’Église.  Il ne sépare pas les deux mots « Discerner et intégrer »

« Dans le cadre de cette culture de la famille, qui s’appuie sur l’architecture de l’arche, nous pouvons alors nous demander : quelles sont les nouvelles voies qu’"Amoris Laetitia" nous invite à ouvrir ? Le pape y réfléchit en nous exhortant à discerner et à intégrer.
Interrogeons-nous d’abord à propos du discernement. L’interprétation de certaines personnes est que le pape, en disant qu’il faut tenir davantage compte des circonstances atténuantes, demanderait que le discernement soit fondé sur celles-ci, comme si cela consistait à examiner si l’individu est coupable subjectivement ou non. Mais, en fin de compte, ce
discernement serait impossible puisque seul Dieu scrute les cœurs. De plus, l’économie sacramentelle est une économie de signes visibles et non pas de dispositions intérieures ou de culpabilité subjective. Une privatisation de l’économie sacramentelle ne serait certainement pas catholique. Il ne s’agit pas de discerner une simple disposition intérieure mais bien, comme le dit saint Paul, de “discerner le corps” (cf. AL 185-186), les relations concrètes et visibles que nous vivons.
Et cela signifie que l’Église ne nous laisse pas seuls face à ce discernement. Le texte d’"Amoris Laetitia"  nous indique quels sont les critères-clés pour en venir à bout. Le premier critère consiste à définir le but que l’on cherche à discerner. Il s’agit du but que l’Église annonce pour tous, quels que soient leur cas ou leur situation, et qui ne doit pas être dissimulé par le respect humain ni par la crainte de se trouver en opposition avec la mentalité du monde, comme le rappelle le pape (AL 307). Il consiste à revenir à la fidélité au lien matrimonial, ce qui permet de rentrer dans cette demeure ou cette arche que la miséricorde de Dieu a offertes à l’amour et au désir de l’homme. Tout le processus tend, pas à pas, avec patience et miséricorde, à reconnaître et à guérir la blessure dont souffrent ces frères, qui n’est pas l’échec de leur premier mariage, mais bien la nouvelle union qu’ils ont contractée.
Le discernement est donc nécessaire non pas pour choisir le but, mais pour choisir la démarche à suivre. Ayant bien défini où nous voulons conduire la personne (la vie pleine que Jésus nous a promise), on peut définir les voies qui permettront à chacun, en fonction de son cas particulier, d’y parvenir. Et ici entre en jeu, comme second critère, la logique des petits pas qui permettent de progresser, dont le pape parle lui aussi (AL 305). La clé est que ces divorcés sachent renoncer à s’établir durablement dans leur situation, qu’ils ne s’accommodent pas de la nouvelle union dans laquelle ils vivent, qu’ils soient prêts à l’éclairer de la lumière qui émane de l’enseignement de Jésus. Tout ce qui les pousse à abandonner leur mode de vie est un petit pas de progrès qu’il faut encourager et animer
».

3- Conclusion

A y regarder de près, on trouve donc, dans cette exhortation apostolique, une grande continuité avec les enseignements antérieurs du magistère. Là encore, on peut parler d’herméneutique de la continuité pour interpréter correctement le document


[1] Relatio Synodi 2014 (n° 51)

[2] Lors d’une conférence, le 21 janvier 2013 à la Rochelle, (voir la vidéo ici - 40ème minute)

[3] Relatio finalis (rapport final du synode des évêques du 24.10.2015), nn. 53-54.