Sur quoi sont fondés les grands principes que l’Église  rappelle sans cesse à notre conscience, notamment celui du "bien commun", de la "destination universelle des biens", ou de la "gratuité" ? Tout découle simplement de notre humanité profonde, celle que Dieu a créée à l’origine, avec des inclinations naturelles positives. Quelles sont ces inclinations qui nous animent?

Dossier "Ordinatissima"

1- Les grands principes découlent des inclinations les plus élevées de l'homme

  • Les inclinations conservatrices, comme la survie ou la reproduction.

  • Les inclinations altruistes, qui nous conduisent vers l’autre, le don, la justice, l’union, qu’elle soit amicale, sexuelle, ou simplement pacifique,…

  • Les inclinations supérieures vers le vrai, le beau, l’unité, la dignité et même le divin.

La doctrine sociale de l’Église  s’appuie sur ces inclinations car Elle appelle chacun à contribuer à l’épanouissement maximum de chaque membre de la communauté humaine. C’est un appel au "développement intégral" des hommes.

En quoi ces inclinations fondent-elles les grands principes sociaux ?:

1.1- Les inclinations conservatrices, fondements du principe de la "destination universelle des biens"

L’homme, pour satisfaire ses désirs de survie et de reproduction doit avoir à sa disposition un minimum de biens matériels, de biens propres, donc appropriables, et de biens qui se consomment.
C’est parce qu’ils sont indispensables à la vie et à la survie que ces biens sont appelés à une "destination universelle".
Le "Compendium" l’explique: « C'est là l'origine de la destination universelle des biens de la terre… En effet, la personne ne peut pas se passer des biens matériels qui répondent à ses besoins primaires… pour se nourrir et croître, pour communiquer, pour s'associer et pour pouvoir réaliser les plus hautes finalités auxquelles elle est appelée » (§ 171-172)[1].
Ce principe ne concerne pas que les biens de base, mais aussi les « biens nouveaux » d’une époque donnée, issus de la technique  et du savoir, comme par exemple les vaccins: « ils doivent être mis au service  des besoins primordiaux de l’homme, afin que le patrimoine commun de l'humanité puisse progressivement s'accroître » (§ 179).

Approfondissons encore ce principe de "destination universelle":
Notre inclination à la survie nous pousse à l’appropriation de ces biens universels. C’est pourquoi, l’Église  ne récuse pas le "droit de propriété": « L’homme est ainsi fait que la pensée de travailler sur un fonds qui est à lui, redouble son ardeur » (Rerum novarum, n° 35-3). Toutefois, « tous les droits,… y compris ceux de propriété et de libre commerce,  sont subordonnés à la destination universelle des biens » (§ 171).
La propriété sous forme coopérative serait-elle un meilleur modèle que la simple propriété personnelle?
Le "Compendium" est très clair à ce sujet: La "mise en communauté" des biens n’est pas un critère intangible: « Destination et usage universel ne signifient pas que tout soit à la disposition de chacun ou de tous, ni même que la même chose serve ou appartienne à chacun ou à tous.  » (§ 173).
Enfin, on ne peut pas parler de "destination universelle des biens", sans parler du sens du travail. En effet, Saint-Paul rappelle que lui et ses frères n’ont jamais, « mangé gratuitement le pain de personne; mais … nous avons travaillé pour n’être à charge de personne… Nous vous le prescrivons: si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus » (2 Th 3, 8-11).
La doctrine sociale rappelle que « le travail appartient à la condition originelle de l'homme et précède sa chute; il n'est donc ni une punition ni une malédiction ». (§ 256). Le travail est à la fois un devoir et un droit:
-       Un devoir, car « la conscience du caractère transitoire de la « scène de ce monde » ne dispense d'aucun engagement historique, et encore moins du travail » (§ 264).
-       Un droit fondamental, « …en raison de son caractère de nécessité… Le travail est nécessaire pour fonder et faire vivre une famille, pour avoir droit à la propriété,  pour contribuer au bien commun de la famille humaine » (§ 287).

1.2- Les inclinations altruistes, fondements du principe de "bien commun",

Les inclinations altruistes nous conduisent vers l’autre, le don, la justice, l’union qu’elle soit amicale, sexuelle, ou simplement pacifique,…
Prenons des exemples: Si la nourriture ou le soin sont des biens indispensables à la survie, l’abondance et la santé sont des concepts plus larges. Ce sont des biens qu’on ne s’approprie pas personnellement. On ne les consomme pas. Toute la société en bénéficie.
D’une manière plus générale, tout ce qui pousse à la justice, la paix, la sécurité, relève du "bien commun".
Qu’en dit l’Église  ?  « Le bien commun est et demeure commun, car indivisible et parce qu'il n'est possible qu'ensemble de l'atteindre, de l'accroître et de le conserver… Le bien commun peut être compris comme la dimension sociale et communautaire du bien moral » (§ 164).
Parler de "bien moral" n’est pas facile aujourd’hui. Pourtant l’Église  est claire: « Par bien commun, on entend cet ensemble de conditions sociales qui permettent, tant aux groupes qu'à chacun de leurs membres, d'atteindre leur perfection d'une façon plus totale et plus aisée » (§ 164).
Et le Cardinal Bergolio, futur Pape François disait aussi: « Le bien commun consiste principalement en la défense des droits humains. Ils constituent une norme objective, fondements du droit positif… Ils sont antérieurs à l’Etat, car ils sont inhérents à la personne humaine »[2].

1.3- Les inclinations supérieures: sources de la dignité même de l’homme,

Les inclinations supérieures nous poussent encore plus haut, vers le vrai, le beau, l’unité, la dignité et même le divin.
Ces valeurs sont supérieures: l'Église, « au-delà des principes qui doivent présider à l'édification d'une société digne de l'homme, indique aussi des valeurs fondamentales ».
Ces valeurs supérieures sont entre autres:

  • La vérité: « Les hommes sont tenus de façon particulière à tendre continuellement vers la vérité, à la respecter et à l'attester de manière responsable » (§ 198).
  • La liberté: « La valeur de la liberté est respectée quand il est permis à chaque membre de la société de réaliser sa vocation personnelle » (§ 200).

Ce sont toutes ces valeurs qui fondent tous les grands principes de la doctrine sociale de l’Église :

  • Les principes de dignité (§ 107, 160) et d’unité (§ 127, 149) de la personne humaine,
  • Les principes d’universalité et d’indivisibilité (§ 154),
  • Le principe de solidarité et de collaboration ou principe d’amitié (§103).

L’approche de la doctrine, à partir des inclinations de la conscience, montre à quel point ces principes reposent sur la loi naturelle (§2). Ils se renvoient les uns aux autres et s’éclairent mutuellement (§ 9). Le compendium justifie cette approche: « Le bien commun découle des inclinations les plus élevées de l'homme » (§ 167).
Mais allons plus loin encore.
En disant que « la liberté est obéissance à la Vérité », nous réalisons qu’au plus profond de notre conscience, toute vérité donnée a d’abord été reçue: nous avons donc une dette.

2- "Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement"

C’est la réflexion sur le don et la dette qui permet de fonder deux autres principes: celui de subsidiarité et celui de gratuité.

2.1- La priorité pour les pauvres

En termes politiciens, on pourrait traduire les principes précédents de la manière suivante :
-  la "destination universelle des biens" relèverait de la politique sociale, au sens où il s’agit de l’accès aux biens matériels et aux besoins primaires dont aucune personne ne peut pas se passer
-   le principe du "bien commun" concernerait des questions plus sociétales, au sens où il s’agit de construire la dimension sociale du bien moral
Dès lors, quelle priorité retenir quand on est face à un choix électoral ? En matière politique, suffit-il de se déclarer chrétien, de sensibilité sociale et progressiste pour choisir « de privilégier des critères qui semblent essentiels pour l'avenir: la justice sociale, l'accueil de la diversité et la cohésion, la priorité à la jeunesse »[3]? Face à des programmes faut-il privilégier  les critères qualifiés de sociaux, ou ceux, plus sociétaux, qualifiés par Benoit XVI de "non négociables"[4] ? Comment privilégier à la fois :
-  l’"option préférentielle pour les pauvres"[5] de Jean-Paul II ?
-  et la priorité à accorder au bien commun puisque, « le développement est impossible, s’il n’y a pas … des hommes politiques fortement interpellés dans leur conscience par le souci du bien commun. … Si l’on cède [au] relativisme, tous deviennent plus pauvres » (Caritas in veritate – 61 et 71) ?
L’approche ne peut être aussi binaire car les inclinations humaines, qu’elles soient conservatrices, altruistes ou supérieures, sont toutes constitutives d’une personne qui  ne se dissèque pas en tranches. On ne transige pas une priorité au bénéfice d’une autre. C’est pourquoi, il faut se référer à un dernier principe, celui du don et de la gratuité.

2.2- Le don ne se délègue pas.

C’est pourquoi on peut parler de principe de subsidiarité.
Cela signifie que « toutes les sociétés d'ordre supérieur doivent se mettre en attitude d'aide ("subsidium") par rapport aux sociétés d'ordre mineur » (§ 186). Nous ne revenons pas sur ce principe dont les significations ont été longuement analysées au chapitre III.

2.3- Pourquoi le don fonde-t-il le principe de gratuité en économie?

L’Église , on l’a vu, ne récuse pas le droit à la propriété. Mais cela peut ne pas suffire à la satisfaction des besoins primaires. Les concepts de prêt et d’échange peuvent permettre, à qui n’a pas de bien, d’emprunter une partie de ceux des autres. L’économie de marché est fondée sur ce constat. Mais elle n’est licite que si les échanges sont volontaires et librement consentis.  Comme l’explique bien l’économiste Bernard Cherlonneix, le marché met en vis-à-vis,
-       d’un côté un créancier qui a un droit, sa créance,
-       et de l’autre côté un débiteur qui a un devoir, sa dette.

En cela, « un vrai marché concurrentiel est un instrument efficace pour atteindre d'importants objectifs de justice » (§ 347), et pour contribuer à plus d’équilibre entre l’expression du droit et du devoir.
L’Église  sait que les échanges peuvent contribuer à améliorer la diffusion  des biens indispensables.
Mais sous l’influence du mal, le créancier, en quelque sorte, est tenté de s’approprier le débiteur et d’en faire son esclave. Le marché, dès lors, peut ne plus servir  le "bien commun" si le débiteur perd sa liberté.
Plus les échanges se multiplient dans la société, plus existe le risque d’une nébuleuse d’égoïsmes d’ayant-droits et de plaideurs. Les créances réciproques s’accumulent. La tradition du jubilé se perd.
Il faut donc rechercher la solution dans l’économie du don et de la gratuité. C’est le don qui nous rend responsable d’autrui et donne une dimension spirituelle au bien matériel.
Pourquoi ? Parce que dans l’échange, je suis "ton créancier" et autrui est "mon débiteur". Dans le don, je deviens "ton obligé" et autrui devient "mon frère". Par là, l’économie du don atteste de la présence de Dieu. Grâce à l’économie de la gratuité, la surface de la sociabilité augmente, car sa capacité d’imagination est accrue. On peut dire que l’économie de l’échange est une forme atténuée de l’économie de la gratuité. C’est ce que disait le Cardinal Bergolio, futur Pape François : « L’amour pousse à prendre soin des biens et surtout du bien commun qui génère et accroît les biens particuliers. Une politique sans amour du prochain aboutit à un rationalisme de la négociation ou à un appétit vorace uniquement tourné vers la jouissance du pouvoir »[6].
Benoit XVI, dans Caritas in veritate a été formel: «  le principe de gratuité et la logique du don doivent trouver leur place à l’intérieur de l’activité économique normale…Sans la gratuité on ne parvient même pas à réaliser la justice » (CV 36-38).

3- Concrètement: ne pas se tromper de priorité?

3.1- Critères de choix

Concernant les critères de choix pour une élection, la problématique n'est pas simple. Lors de l'élection présidentielle de mai 2012, Mgr Vingt-Trois avait soumis à la réflexion des « éléments de discernements ». Ce n’est pas par hasard s’il avait cité en premier les trois critères suivants :
- la « vie naissante » qui doit être défendue sans instrumentalisation de l’embryon,
- la « famille » qui doit être fondée sur l’union d’un homme et d’une femme,
- et « l’éducation » qui relève de la responsabilité des parents.
Il signifiait par là que  ces trois critères sont prioritaires par rapport aux questions économiques.

3.2- Le développement de l'homme impossible sans souci du bien commun

Il faut méditer ce passage de l'encyclique de Benoit XVI : « si l’on cède [au] relativisme, tous deviennent plus pauvres » (Caritas in veritate – 61) ? Aurions-nous oublié que « le développement est impossible, s’il n’y a pas …des hommes politiques fortement interpellés dans leur conscience par le souci du bien commun » (Caritas in veritate – 71).

Le Pape François disait également le jeudi 25 juillet 2013, dans la Favella de Varginha (Manguinhos), lieu symbolique de la pauvreté s'il en est: "il est certainement nécessaire de donner du pain à celui qui a faim ; c’est un acte de justice. Mais il y a aussi une faim plus profonde, la faim d’un bonheur que seul Dieu peut rassasier. Faim de dignité. Il n’y a ni de véritable promotion du bien commun, ni de véritable développement de l’homme quand on ignore les piliers fondamentaux qui soutiennent une Nation, ses biens immatériels: la vie, qui est don de Dieu, valeur à préserver et à promouvoir toujours; la famille, fondement de la vie ensemble et remède contre l’effritement social; l’éducation intégrale, qui ne se réduit pas à une simple transmission d’informations dans le but de produire du profit; la santé, qui doit chercher le bien-être intégral de la personne, aussi dans sa dimension spirituelle, essentielle pour l’équilibre humain et pour une saine vie en commun; la sécurité, dans la conviction que la violence peut être vaincue seulement à partir du changement du cœur humain".
Citons enfin le cardinal Robert Sarah, président du Conseil pontifical Cor Unum, lors de la messe de l'Ascension célébrée dans la basilique Saint-Pie X en présence de 12.000 participants au rassemblement national français "Diaconia 2013, servons la fraternité". Il insistait, lui aussi, sur les questions de bien commun dans la société: "le chrétien ne se contente pas de s’investir pour soulager uniquement les pauvretés, les misères, les souffrances et les maladies physiques. Il ne suffit pas de donner du pain, un abri et de meilleurs conditions de vie matérielles. Il y des maladies et des misères humaines beaucoup plus graves qui menacent notre humanité : ce sont ces sociétés dominées par l’eros de l’argent et du sexe, les destructions du mariage et de la famille et les profondes déviations anthropologiques et morales".

Conclusion

Il y a un vrai risque à négliger ce qui relève du « bien commun » dans l’action politique!

Il existe une certaine gauche dont la vision du « bien commun » consiste à satisfaire chaque liberté dès lors qu’elle est exprimée par une des composantes de la société. Or l’Eglise rappelle que le bien commun « ne consiste pas dans la simple somme des biens particuliers de chaque sujet du corps social » (Compendium § 164).
La loi favorise le bien commun quand elle est,
- capable non seulement de protéger le faible,
- mais capable  aussi de protéger chacun contre lui-même, surtout quand il a la faiblesse d’arguer de sa liberté ou de son consentement pour exiger quelque chose qui n’est que le signe d’une faiblesse ou d’un désir contraire à ses véritables besoins.

 


[1] Les n° de § cités sont ceux du Compendium de la Doctrine Sociale de l’Eglise, sauf références plus précises.

 

[2] Cardinale Jorge Mario Bergolio- 30.9.2009, lors de l’ouverture du colloque sur "la dette sociale" organisé par ECOPA (Cf. "le Pape François", Ed du Rocher-2013, p. 86

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