Un docteur en épistémologie, Jean-Paul Oury,  s’insurge contre l’usage abusif des consultations citoyennes mises en place par nos gouvernants. Sa conclusion est simple : « s’il est louable que tout le monde puisse avoir son mot à dire sur la manière dont il envisage l’agriculture de demain, sur certaines questions, comme l’évaluation des risques, il ne faut jamais perdre de vue qu’au final ce sera toujours la science – et non les médias, les magistrats, les élus ou encore les lobbys – qui devrait avoir le dernier mot ».
Jean-Paul Oury anime un blog international, European Scientist, et s’entoure de contributeurs experts pluridisciplinaires[1] . Nous publions, à titre d’exemple, un des derniers éditoriaux de son directeur de publication.

Transcription: "les2ailes.com"

Jean-Paul est directeur de publication de The European Scientist. Il est docteur en épistémologie, histoire des sciences et technologies, et auteur de livres à destination du grand public sur ces sujets. Il est spécialiste des questions transdisciplinaires qui lient communication, technologies et politique. 

Editorial du 18 septembre 2018 -

Consultation citoyenne : et vous qu’avez-vous à dire sur les pesticides ?

De Jean-Paul Oury 18.09.2019

Il y a une semaine le gouvernement lançait une consultation citoyenne sur la distance minimale à respecter entre les champs traités avec des pesticides et les habitations[2]. En tant que citoyen français je me sens concerné  ; j’ai mon mot à dire. Mais, sceptique de nature, je me pose de nombreuses questions.

Mythe de la corne d’abondance et ver dans le fruit

Il n’y a rien de tel qu’une consultation nationale sur les pesticides pour délier les langues et déchaîner les passions. Mais que dire d’autre que « je veux des produits sains, goûteux et cultivés avec le moins d’artifices possibles ? » Sur l’alimentation, nous nous sommes toujours nourris de mythes et la corne d’abondance hante notre culture au moins depuis l’Antiquité. Aussi, l’autre jour j’ai fait cette drôle d’expérience. Me retrouvant dans le verger familial que je pensais totalement abandonné, j’ai eu l’agréable surprise de trouver que les arbres fruitiers étaient chargés à foison de mirabelles, de quetsches et de pommes. Comment pouvait-il en être ainsi, puisque personne ne s’en était occupé cette année : les arbres n’avaient été ni taillés, ni traités. J’observais avec stupéfaction la magie d’une nature bienveillante et prolifique. Mais ma récolte de pommes ramassée, quelle ne fut pas ma déception quand je me rendais compte que plus de la moitié devait être jetée : les vers étant dans le fruit.
Certes elles n’étaient pas vraiment bio, puisqu’elles ne respectaient pas le cahier des charges que cette agriculture a mis en place. Pour celle-ci il aurait fallu utiliser des produits chimiques qui n’étaient pas de synthèse. Ayant lancé un débat sur Facebook, certains de mes amis n’ont pas manqué de me le rappeler et un de mes cousins m’a donné quelques combines pour protéger ma récolte sans pour autant avoir à asperger l’arbre de pesticides.
Fort de cette expérience, me voici donc presque prêt à contribuer sur le site gouvernemental avec un argument bien ficelé, tiré directement de mon expérience : oui la nature est fertile, mais pour préserver les récoltes, il faut l’intervention de l’homme. Je me rends bien compte que celles-ci ont besoin d’être protégées, si je veux en conserver pour l’hiver. Certes mon expérience me permet de tirer quelques idées particulières, mais point de généralités. Aussi, à ce stade, je suis bien en peine de répondre à la question posée par le gouvernement et je m’interroge : « comment vont faire les Français qui n’ont pas de vergers, ne sont pas agriculteurs et n’ont, à vrai dire, aucune expérience avec la « nature »   et « l’agriculture » pour savoir s’il est bien ou mal de traiter et question encore plus difficile : de décider des distances de sûreté. À quel Saint vont-ils se vouer pour répondre à ces questions difficiles ? 

Lobby bio ou lobby de l’agro : à qui faire confiance ?

Avec cette expérience du pommier, je me rendais bien compte que, comme beaucoup de citadins, j’étais totalement coupé de mes racines paysannes et que – parce que je n’avais pas le temps de m’occuper moi-même de mon verger – je devais faire confiance à autrui pour m’approvisionner à satiété. Et là paradoxalement, je dois avouer que si les rayons des supermarchés sont bien pleins, le choix est chaque jour un peu plus compliqué car on a l’impression de se retrouver face à un nombre toujours plus important de labels et autres produits certifiés, chacun ayant son histoire à raconter, sa polémique à traîner …
L’expérience directe étant impossible, il s’agissait de faire confiance à un tiers qui est pour faire bref : soit le monde de l’agro-industrie, soit le secteur du bio. Comme nous l’avons déjà montré à plusieurs reprises un combat féroce fait rage entre les partisans de ces « visions du monde ». Aussi, on peut se douter que pour ce grand débat national, ces deux camps vont redoubler d’arguments s’invectivant et se qualifiant mutuellement de lobbys.
Si je prends un sujet polémique comme le glyphosate, par exemple, la première question est de savoir si je fais confiance aux instances officielles. Dans ce cas, vais-je douter de son innocuité en me ralliant au CIRC qui l’avait qualifié de potentiellement cancérigène en 2015, ou, au contraire, vais-je passer outre cet avis et me rallier aux onze autres agences qui ont approuvé cet herbicide[3] ? Ce débat a eu pour conséquence de ruiner la confiance dans les agences comme l’a écrit dans nos colonnes Philippe Stoop. Et si je remets en cause les évaluations des agences officielles, comme certains politiques n’ont pas hésité à le faire[4], je  peux alors toujours essayer de me tourner vers les tentatives de science citoyenne. Vais-je faire confiance aux pisseurs volontaires qui ont missionné la société BioCheck[5] pour vérifier si on trouvait des traces de glyphosate dans leurs urines ou aux tests par chromatographie – tests beaucoup plus sûrs comme le rappelle Marcel Kuntz – utilisés par les agriculteurs du Morbihan [6]? Voici des questions qui valent pour le « glyphosate » mais que je pourrais me poser pour n’importe quel type d’intrant.
Quid alors maintenant du « bio » ? Il n’y a pas de raison pour que celui-ci échappe à notre « inquisition ». Est-il au-dessus de tout soupçon comme il prétend l’être et n’y a-t-il pas des raisons de se poser des questions à son sujet comme l’expose le compte Max sur twitter, le secteur du bio serait un lobby comme un autre. Et là aussi, le doute est de mise.
Et comme l’affirme Jean De Kervasdoué dans sa dernière chronique pour Le Point : « Bio et bon ne sont pas synonymes »[7]. Pourquoi le débat citoyen semble l’avoir laissé de côté ?
En cherchant à produire une contribution un peu construite pour le site participatif du gouvernement, nous avons finalement réussi à soulever plus de questions que de réponses. 

Citoyens, magistrats, élus… Tous doivent se plier à la méthode scientifique 

Nombreux sont les scientifiques qui s’étonnent de voir aujourd’hui à quel point les citoyens ne font plus confiance à la science… et souvent ajoutent en baissant les bras : « au pays de Descartes, comment est-ce possible ? » Paradoxalement, c’est peut-être parce qu’ils vivent dans la patrie de la rationalité que les Français veulent douter de tout et essayer de penser par eux-mêmes. Mais ce qu’ils ont oublié, c’est que du doute méthodique, surgit la méthode scientifique. Or si chacun peut contribuer sur le site du gouvernement, on n’imagine pas le gouvernement tomber dans le piège du relativisme et mettre les avis des citoyens au même niveau que ceux des experts. Ainsi, dans un reportage de France Télévision[8], on voit une femme qui ferme sa fenêtre et est persuadée qu’elle est malade à cause des épandages ; elle « sent bien que ça fait du mal », une autre affirme que les distances préconisées par le gouvernement sont ridicules et qu’il faudrait mettre au « moins 100-150 mètres » (quelle précision !) et le ministre de l’Agriculture avec grande modestie avoue qu’il « n’est pas scientifique » et que le gouvernement ne s’appuie pas « sur ce que pensent les uns et les autres », mais a établi sa consultation nationale sur les recommandations de l’ANSES, contrairement à certains élus et autres magistrats qui pensent pouvoir se passer de la science pour étendre un pouvoir discrétionnaire sur leur domaine de juridiction[9].
Au final, s’ils ne savent plus à qui faire confiance, les Français vont découvrir par eux-mêmes qu’ils sont obligés de revenir aux fondamentaux et d’exiger toujours plus de scientificité.
Car la méthode scientifique, bien qu’elle se nourrisse d’expériences, ne se limite pas à l’induction. Elle ne peut se réduire à la genèse des idées, construites, comme le voulait la psychologie humienne[10], comme des agrégats de nos impressions. Le fait que chacun puisse partir de son expérience personnelle, par exemple, pour juger d’après son intuition si c’est bon ou mauvais, ne fait pas une théorie scientifique. Comme l’a montré le philosophe Karl Popper, c’est la falsifiabilité d’une proposition qui définit sa scientificité et par là fait son critère de démarcation. Ce qui est sans doute difficilement compréhensible, c’est qu’une proposition telle que «  un produit X ne sera jamais nocif » n’est pas une proposition scientifique. Aussi, le principe de précaution quand il exige une absence totale de risque, ne pose pas des questions scientifiques[11]. En conséquence ce qui fait que l’on accepte un produit ou non (de la chimie de synthèse ou non) c’est un calcul risque/bénéfice et c’est en fonction de ce principe que les agences sanitaires se déterminent pour rendre un avis sur un traitement. Nous vous conseillons d’écouter à ce sujet l’excellente interview de Catherine Hill sur France Culture, qui résume bien notre propos[12].
Ce long détour[13] nous aura donc montré que s’il est louable que tout le monde puisse avoir son mot à dire sur la manière dont il envisage l’agriculture de demain, sur certaines questions, comme l’évaluation des risques, il ne faut jamais perdre de vue qu’au final ce sera toujours la science – et non les médias, les magistrats, les élus ou encore les lobbys – qui devrait avoir le dernier mot.

 

[1] Liste des experts :

  • Guy-André Pelouze est chirurgien renommé. Passionné par les avancées extraordinaires de sa spécialité, il est resté très attentif aux conditions d’exercice et à l’évolution du système qui conditionnent la qualité des soins.
  • Claude Hurietest un professeur agrégé de médecine et ancien sénateur français (UDF). Il a été président de l’Institut Curie. Il s’est particulièrement spécialisé dans les questions de bioéthique.
  • Sébastien Point, est docteur-Ingénieur en physique. Il est également vice-président de la section rayonnement non-ionisant de la Société Française de Radioprotection.
  • Gil Rivière-Wekstein est le créateur du blog de décryptage de l’actualité agricole Agriculture & Environnement. Il propose une critique et engagée des sujets tel que les OGM, les pesticides, l’irrigation et l’agriculture biologique.
  • Edgar Ludwig Gärtner est un hydrobiologiste, chercheur écologue et essayiste politique qui travaille entre l’Allemagne et la France.  Il a contribué à de nombreuses publications, incluant Science & Vie, le magazine spécialisé Ökologische Briefe et WWF-Journals. Il est membre du thinktank Centre for the New Europe.
  • Anne Perrin est Docteure en biologie. Elle exerce une activité de conseil scientifique et chercheur, et assure des formations professionnelles. Elle est vice-présidente de la section Rayonnements non ionisants de la Société française de radioprotection depuis 2015, après l’avoir présidé durant quatre ans.
  • Catherine Yardin est Professeur des Universités/Praticienne Hospitalière, chef du service d’Histologie, Cytologie, Cytogénétique, Biologie Cellulaire et de la Reproduction du CHU de Limoges.
  • Claude Debru est professeur de philosophie à l’Ecole Normale Supérieure. Il a rejoint l’Académie des Sciences en mars  2011 et a présidé l’Académie Européenne des Sciences entre 2014 et 2016.
  • Isabelle Lagroye est Docteure en Pharmacie, Docteure en Sciences de la Vie et Maître de conférences de l’École Pratique des Hautes Etudes, Bordeaux.
  • Marcel Kuntz est biologiste, directeur de recherche au CNRS dans le laboratoire de Physiologie Cellulaire Végétale. Ses travaux sue le lien entre la science et la société lui ont valu la Médaille d’or d’Agriculture.
  • Pierre Bois d’Enghien est ingénieur agronome des régions tropicales et maître 3ème cycle en sciences de l’environnement et expert en développement
  • Bill Wirtz est analyste politique pour Consumer Choice Center. Ses écrits ont été publiés par Die Welt, The Times, City A.L., Le Monde, Le Figaro ou encore The Weekly Standard.

[2] L’intitulé exact est « Consultation publique sur un projet de décret et un projet d’arrêté relatifs aux mesures de protection des personnes lors de l’utilisation des produits phytopharmaceutiques à proximité des zones d’habitation ». On peut consulter ce document ici http://www.consultations-publiques.developpement-durable.gouv.fr/spip.php?page=forum&id_article=2032#mon_ancre.

[3] L’intitulé exact est « Consultation publique sur un projet de décret et un projet d’arrêté relatifs aux mesures de protection des personnes lors de l’utilisation des produits phytopharmaceutiques à proximité des zones d’habitation ». On peut consulter ce document ici http://www.consultations-publiques.developpement-durable.gouv.fr/spip.php?page=forum&id_article=2032#mon_ancre.

[4] https://www.atlantico.fr/pepite/3572278/cedric-villani-critique-le-senateur-pierre-medevielle-qui-assure-que-le-glyphosate-est-moins-cancerogene-que-la-charcuterie-opecst.

[5] https://www.atlantico.fr/decryptage/3578553/tests-de-biocheck–une-fraude-a-grande-echelle-dans-l-affaire-des-pisseurs-de-glyphosate–urine-agriculteurs-sante-environnement-marcel-kuntz.

[6] https://www.ouest-france.fr/bretagne/vannes-56000/morbihan-pas-de-glyphosate-dans-les-urines-des-agriculteurs-6503018.

[7] https://www.lepoint.fr/debats/jean-de-kervasdoue-bio-et-bon-ne-sont-pas-synonymes-16-09-2019-2335962_2.php.

[8] https://www.francetvinfo.fr/economie/emploi/metiers/agriculture/pesticides-une-consultation-citoyenne-pour-determiner-une-distance-de-securite_3609827.html.

[9] https://www.lopinion.fr/edition/economie/pesticides-boite-pandore-politique-est-ouverte-196932.

[10] https://aeon.co/essays/what-albert-einstein-owes-to-david-humes-notion-of-time

[11] La Querelle des OGM, Jean-Paul Oury (PUF 2006) https://www.amazon.fr/querelle-OGM-Jean-Paul-Oury/dp/2130555500

[12] https://www.franceculture.fr/emissions/la-question-du-jour/epandage-de-pesticides-et-sante-que-dit-la-science

[13] N’est-il pas démagogue d’organiser un débat citoyen sur ce genre de sujet alors qu’il serait plus judicieux de s’appuyer sur les agences pour faire respecter la loi ? Mais on le comprend l’exercice politique est difficile et sans doute cela permet-il d’amadouer certains électeurs. Et qui sait, dans cette logique, peut-être un jour interrogera-t-on les Français sur « faut-il  interdire de manger de la viande rouge ? » ou « fermer toutes les centrales nucléaires ? »