Gaïa : bas relief de l’Ara Pacis Augustae (Rome)

Un jeune moine expliquait[1] qu’il conviendrait de réfléchir à la concomitance de la « révolution verte » et des attaques contemporaines contre le célibat des prêtres. Le rapprochement peut paraître surprenant, et c’est bien le mérite de la clôture monastique de pousser à la méditation jusque dans des aspects éminemment paradoxaux.   Tentons un approfondissement. 

Analyse: "Les2ailes.com"

1- Anthropologie chrétienne de la concupiscence

Avant la faute originelle, Adam, Ève, le Paradis, disons  toute la création, étaient exempts de toute forme de concupiscence.
Le big bug ontologique qu’a constitué le péché a introduit dans l’humanité une « triple concupiscence » qui est citée dans la lettre de Saint-Jean « la convoitise de la chair, la convoitise des yeux, l’arrogance de la richesse » (§ 16,1). Elle se manifeste donc sur autrui, sur le sexe opposé (la convoitise), mais également sur la nature (l'arrogance). 

2- Le rêve du retour au Paradis perdu

La virginité est une forme de mythe derrière lequel l’homme semble courir sans cesse surtout quand elle est mal comprise.

a) En ce qui concerne la sexualité

Les psychiatres aiment à dire que, dans nos inconscients, « l’idée de la virginité éveille à des sentiments contradictoires. En même temps que le respect, un désir sacrilège de découvrir, de conquérir, de s’approprier, s'empare de nous »[2]. Freud évoquait la peur masculine de décevoir la jeune épousée mais affirmait « que la valeur accordée à la virginité est un prolongement du sentiment de possession exclusive » [3]. Il s’agit là d’un regard très partiel du sens de la virginité.  
Cette concupiscence n’est pas que masculine. Dans ses audiences[4] sur la théologie du corps, Jean-Paul II associe intimement trois concepts, ceux de la honte, de la triple concupiscence et de l'insatiabilité qui font immédiatement suite à la faute originelle.

  • chez l'homme: Il "semble être celui qui éprouve de manière particulièrement intense la honte de son propre corps: "j'ai eu peur parce que je suis nu et je me suis caché" (Gen 3,10)... l'homme est celui pour qui la honte, unie à la concupiscence, deviendra propension à "dominer" la femme ("il dominera sur toi").
  • chez la femme: Jean-Paul II s'appuie sur le texte de Genèse 3,16, "ton élan te portera vers ton mari" pour expliquer que "l'expérience d'une telle domination se manifeste plus directement chez la femme comme désir insatiable d'une  union différente" (audience n°31 du 25 juin 1980). Jean-Paul II explique que l'expression de Gen 3,16 indique "que la femme ressentira comme un manque de pleine unité précisément dans le vaste contexte de l'union avec l'homme... Pour la première fois, l'homme est défini comme "mari". ..." (audience du 18 juin)

b) En ce qui concerne la nature

Le mythe de la nature vierge et généreuse, tel qu’il est développé par l’écologisme, répond  lui aussi, inconsciemment, à une forme de course éperdue pour retrouver le paradis perdu. On est en plein mythe du bon sauvage, de ce qui serait vrai, authentique, sain,... par opposition aux dégradations dues à l’homme : on s’y ressourcerait. C’est dans la nature vierge que l’homme écologique deviendrait un vrai homme !  

3-Tout à reconstruire vers un accomplissement ultime en Dieu

Notre monde contemporain a perdu toute culture sur la signification de la Genèse.
Quand Dieu dit à Adam « tu cultiveras la terre », il y a là une double signification : travailler à la fois la terre intérieure et la terre extérieure. 

a) Tu travailleras la terre intérieure

Les juifs traduisent d’ailleurs la bible ainsi: « Dieu dit : "Créons ensemble l’homme à notre image" ». Le mot ensemble signifie que l’homme est associé dans ce travail de perfectionnement de l'image dont Dieu est le modèle.
Pour Adam et Eve, la perte de connaissance de leur nature d’origine a des conséquences dans la manière dont l’homme et la femme vont être appelés à exercer leur sexualité. La Bible dit qu'ils ont été créés à l’image de Dieu (Gn 1,27), dans leur spécificité même d’homme et de femme. Or Dieu est à la fois « Père, … origine première de tout et autorité transcendante… et, en même temps bonté… Cette tendresse parentale de Dieu peut aussi être exprimée par l’image de la maternité » (CEC § 239). Certes le langage de la foi puise dans l’expérience humaine des parents mais leur expérience est faillible : « ils peuvent défigurer le visage de la paternité et de la maternité » (CEC § 239).

Dans la sexualité, la nature des relations a été bouleversée entre l’homme et la femme : « inconsciemment, [l’homme et la femme] portent dans leur cœur l’autre part de l’image de Dieu. Chaque homme en effet possède en lui un pôle féminin, et chaque femme un pôle masculin., comme la psychologie nous le rappelle. Ce pôle inconscient, l’homme le porte comme une ouverture et un désir, comme une possibilité de reconnaître l’autre sexe et d’être reconnu par lui, de devenir ainsi conscient de sa propre image de Dieu »[5].Comment reconstruire ?

Le père Louf explique que « l’homme et la femme, à travers le célibat et la prière, retrouvent ainsi leur autre moitié en Dieu, cet autre panneau du diptyque, tendresse et force, qui constitue ici-bas une très pure image de Dieu…»[6]. Il s’agit là d’un regard indispensable pour comprendre le sens de la continence des clercs et donc du célibat des prêtres. Mais, que dire de cet accomplissement ultime de l’homme en Dieu pour les époux ? Le père Louf poursuit : « Dans le mariage, l’homme et la femme sont signes de Jésus l’un pour l’autre, et de la prière qui sommeille encore dans leur cœur. Aussi, pour eux, le chemin vers la prière passe normalement par leur partenaire »[7].

b) Tu travailleras la terre d’où tu es sorti.

Il s’agit certes de le faire en « gardant la terre », c'est-à-dire en la gouvernant comme le ferait un roi, c'est-à-dire avec sagesse. Il n’en demeure pas moins qu’il y a une grave erreur à considérer que la terre doive rester Vierge.
D’ailleurs, le Pape Jean-Paul II, en 1979, a désigne Saint François d’Assise comme patron des "cultivateurs de l'écologie"[8]. Il s’agit bien d’une bulle mettant en évidence le travail. Il ne s’agissait pas de faire de Saint-François un modèle d’allégorie poétique de la nature vierge.
L’encyclique Laudato si ne s’y trompe pas : le texte insiste sur les interactions de l’homme avec son milieu, c'est-à-dire, le travail et à celles entre les hommes eux-mêmes, c'est-à-dire la dimension sociale. Sans travail, ni solidarité sociale, sans souci du bien commun, il ne peut y avoir d’écologie sociale.
Jean-Paul II établissait un lien étroit entre "écologie humaine" et "écologie sociale": « on s'engage trop peu dans la sauvegarde des conditions morales d'une "écologie humaine" authentique…, [et d’]une  "écologie sociale" du travail »[9].

Le Pape François, dans Laudato si, rappelle que « Jésus travaillait de ses mains, au contact direct quotidien avec la matière créée par Dieu pour lui donner forme avec son habileté d’artisan. Il est frappant que la plus grande partie de sa vie ait été consacrée à cette tâche, dans une existence simple qui ne suscitait aucune admiration. « N’est-il pas le charpentier, le fils de Marie ?» (Mc 6, 3). Il a sanctifié de cette manière le travail et lui a conféré une valeur particulière pour notre maturation » (LS § 98).
Le rituel de l’Eucharistie commence d’ailleurs par l’offrande du pain et du vin, fruits de la terre et par la bénédiction que Dieu accorde au travail.

4- Conclusion

La « révolution verte » est dans la continuité de la « révolution soixante-huitarde ». La plus ancienne des deux a initié, dans toute la culture, une liberté sexuelle effrénée, perdant tout sens de l’anthropologie chrétienne de ce qui constitue l’homme. Les idéologies de 1968 ont également remis en cause une forme de consumérisme accusant le capitalisme d’être la source de tous les maux. La « révolution verte » est allé encore plus loin, ne supportant aucune entrave à la révolution sexuelle avec l’avortement d’exception érigé désormais en droit de l’homme. Surfant sur la crise des abus sexuels dans l'Église, les leaders de 68, pourtant défenseur de la pédophilie pour un prétendu bien des enfants, s’érigent maintenant en juges pour remettre en cause le célibat des prêtres. Quant à l’écologie, elle a continué à condamner le consumérisme, non plus tant à cause d’un anticapitalisme primaire, mais pour prétendument sauver la planète.

Dans ce parallèle, il y a en commun, le refus de cette insatiabilité dont parle Jean-Paul II, une forme d’insatiabilité à maîtriser la nature qui pousse, paradoxalement, à la vouloir infiniment vierge, et cette insatiabilité sexuelle qui, a contrario, pousse à vouloir abuser des capacités sexuelles, comme pour atteindre un état d’éternité. Dans la nature vierge on devient admiratif du caractère sauvage des animaux qui y vivent en oubliant ce que dit Saint-Paul : « la création a été soumise au pouvoir du néant, non pas de son plein gré, mais à cause de celui qui l’a livrée à ce pouvoir» (Rom 8, 18-23). La mort n’a pas atteint que l’homme. Tous les vivants, animaux, végétaux sont atteints. Même la matière est appelée à disparaître dans cette expansion de l’univers que les scientifiques ont bien décrit. Certes, malgré le péché originel, il y a dans la nature ce que les théologiens appellent des « vestiges » de cette beauté et de cette bonté de la création d’origine. Mais le monde naturel n’est pas « vierge », c'est-à-dire exempt d’une finitude inéluctable.

Dieu est le grand oublié : C’est en Dieu que l’homme et tout le cosmos trouveront la plénitude : « la création tout entière gémit, elle passe par les douleurs d’un enfantement qui dure encore » (Rom 8, 18-23).


[1] Conversation personnelle dont nous garderons l’anonymat.

[2] Thierry Sebbag « Virginité, de Gaïa à Marie », Revue « Figures de la psychanalyse » (n° 17 de 2009/1, p. 161-178)

[3] Thierry Sebbag, idem

[4] Audiences des 4, 18 et 25 juin 1980

[5] André Louf : Seigneur, apprend-nous à prier », 1972 ; réédité chez Arpège Poche, Collection les Classiques de la spiritualité, déc. 2018, page 142

[6] André Louf, ibid, p.151

[7] André Louf, ibid, p.151

[8] Traduction disponible sur le site « les2ailes.com » : François d’Assise, saint patron de l’écologie, vrai ou faux ?

[9] Jean-Paul II: 1 mai 1991 "Centesimus annus" § 38