Titre : « Valeur et signification du blob »
Année de parution :nov-déc 2020
Auteur : Fabrice Hadjadj
Revue: Communio
Numéro: "Sauver la nature"
CV de l’auteur : Directeur de l'Institut Philanthropos (CH-Fribourg), agrégé de philosophie.
Derniers ouvrages :
- Réussir sa mort : Anti-méthode pour vivre (2005)
- La Foi des Démons ou l'athéisme dépassé (2009)
Résumé
Si l’on en croit Laudato si, chaque créature a une valeur et une signification propre, par ce qu’elle révèle d’un projet d’amour de Dieu. Prenons donc une créature singulière, le blob, qui ressemble à une flaque de polenta vomie, et voyons sérieusement en quoi l’on peut reconnaître en lui un tel projet d’amour ».
Plan
- Introduction
- L'ovni à ras du sol
- Se nourrir: l'âme du blob
- Un "génie sans cerveau", modèle du surhomme?
- Au-delà de tout: l'amour infini du Créateur pour le blob
Extraits
Qu’est-ce qu’un « Blob »
C’est une éthologue toulousaine, Audrey Dussutour, qui a choisi de populariser l’organisme constituant son objet d’étude en lui conférant ce nom bien fait pour crever l’écran. Et cela n’a pas raté. Lorsque le blob fait son entrée, le 19 octobre 2019, au Parc zoologique de Vincennes, l’accueil de ct être unicellulaire est presque aussi grandiose que celui de la première giraffe en France en 1927 … »
Fabrice Hadjajd décrit cet être vivant inclassable :
« Au lieu de multiplier ses cellules, il multiplie ses noyaux... A la différence de la plupart des autres êtres vivants, un blob n’a pas de contours très définis, aussi bien quant au type, puisqu’il fait tache, flaque, prolifération grumeleuse, polenta ratée, que tant à la taille : d’environ 50 micromètres à sa naissance, il peut, dans de bonnes conditions, doublant chaque jour en étendue, atteindre 1 km²…
Chacune de ses veines, ou pseudopode, est entourée de fibres musculaires qui lui permettent de se déplacer selon un mouvement péristatltique comparable à celui de nos intestins – une propulsion par flux et reflux, où le reflux est moindre que le flux qui l’a précédé…
Ce qui l’apparente aux plantes, c’est la divisibilité de son corps… La plante est un dividu plus qu’un individu. Elle possède un corps modulaire, preuve en est fournie par la greffe ou le bouturage. Coupez le blob en deux, vous avez deux blobs…
Valeur et une signification propre du blob
Une existence nue
Dans ce crachat vivant, un miroir. Le blob, inclassable, irréductible aux catégorisations habituelles, est une existence à l’abandon, une existence nue qui nous renvoie à la nudité de la nôtre, à son essence contingente, hasardée, fantaisiste…
Le mystère de l’âme
Le blob se replis sur sa nourriture, faisant bouche et estomac deson corps ainsi ramassé, assimile par phagocytose. Mais, à quoi bon ? Questionner le blob, c’est questionner une vie rudimentaire et approcher le mystère de l’âme.
En effet, l’âme n’est pas d’abord relative à l’esprit mais à la nutrition. C’st ainsi que l’entend Aristote : « Par vie, nous voulons dire la propriété de soi-même se nourrir, croître et dépérir »[1]. L’âme est d’abord nutritive…
Se nourrir est très différent de faire le plein. Un nutriment n’est pas un carburant.
Si le problème de l’âme est si vite passé à celui de l’immortalité, dans un glissement de la question de l’être vers la question de la durée (être plus, c’est être plus longtemps), c’est parce que l’opération de se nourrir- qui est pour ainsi dire l’âme de l’âme, et qui pourtant suppose une âme mortelle ou sans cesse menacée par la mort- a paru peu compréhensible. De fait, si la finalité de la vie est la conservation de soi ou de son espèce, la vie n’a pas lieu de commencer. Une émeraude réussit beaucoup mieux à atteindre ce but, du premier coup. Et comme elle est plus radieuse qu’un blob, celui-ci est tout de suite à mettre au rebut. Quand l’ête se résume à persévérer dans l’être, son horizon devient minéral…
La gestion politique de l’épidémie de Covid-19 et, plus radicalement, la résolution écologique de conserver la nature sont exposées à ce paradoxe : certes, il convient de conserver les vivants dans leur diversité, mais la simple conservation n’est pas la finalité ultime des formes vivantes sur la terre, si bien que leur conservation à tout prix correspond à leur extinction en tant qu’essentiellement vivantes. La prétendue sauvegarde tourne au muséeum d’histoire naturelle… La durée du vivant n’est garantie que comme collection de minéraux. ..
La vie est toujours « un beau risque à courir », pour reprendre l’expression de Lévinas ou, pour citer Hans Jonas, « une aventure dans la mortalité » : « Dans aucune des formes possibles, elle n’est aussi assurée de sa durée que peut l’être un corps inorganique. Ce n’est pas la durée comme telle, mais ‘la durée de quoi’ qui est la question »[2].
Les limites de la modélisation cybernétique du vivant
Par sa sexualité plus multipolaire que le transgenre le plus complaisant, par sa capacité à l’immortalité dans les heureuses conditions du laboratoire,… le blob constitue l’horizon du transhumanise.
Changer de sexe peut paraître une avancée, mais c’est revenir au prodige du poisson clown… Je ne suis certes pas hostile à l’ « arc en ciel de la non binarité ». Je constate seulement qu’à supposer qu’une société où il n’y aurait plus l’homme et la femme, mais la roulette d’un sexe pouvant s’apparier à 719 autres, l’étreinte rétrograderait vers la sporulation…
Quant au projet du cyborg parfaitement intégré au système et trouvant toujours la solution la meilleure, lequel est considéré comme le nec plus ultra du progrès technoscientifique, c’est à la vérité un projet complètement régressif. L’intelligence artificielle rejoint le mode de fonctionnement de la moule gluante. Le surhomme est un super-blob.
Telle est la valeur du blob qu’il nous dévoile les limites de la modélisation cybernétique du vivant et de l’intelligence…
Le vivant est entièrement objectivé, mais s’il n’est plus un sujet, s’il se ramène à une machinerie calculant des optima de conservation, pourquoi ne pas revenir purement et simplement au minéral ? C’est justement ce qui est recherché par les tenants du futur. Ils veulent uploader la conscience sur des micro-processeurs, c'est-à-dire sur du silicium…
Si l’intelligence est la « capacité à résoudre un problème et à s’adapter à un environnement ou à une situation à un moment donné », non seulement l’ordinateur et le vivant se confondent, mais le blob mérite la médaille d’or du CNRS…
Conclusion
Nous autres, espèces, savons maintenant que nous sommes mortels, ou plutôt c’est la nôtre qui le sait pour toutes les autres, et à laquelle incombe la tâche de sauvegarder la maison commune. Mais cette sauvegarde ne se fonde pas sur la nature elle-même. Elle se fonde sur un amour aussi gratuit que celui qui fonde l’apparition des espèces. Elle découle d’une espérance dont l’ancre plonge au-delà du cosmos.
Quand tout serait en voie de destruction, quand même la nature serait une marâtre pour ses propres rejetons, cette espérance nous pousserait encore à bâtir des arches, à rester humain, à cultiver la terre, à admirer le blob, pour des raisons divines, c'est-à-dire pour rien.
[1] Aristote « De l’Âme » II 412a14
[2] Hans Jonas, Le phénomène de la vie (2001, p. 106)