Le Figaro-Magazine du 24 juin 2022 donne la parole à Antoine Bueno, ESSEC, essayiste, prospectiviste et à Fabrice Hadjadj, SCIENCES-PO, philosophe et père d’une famille nombreuse sur ce thème. Le premier plaide pour un «permis de procréer» afin de lutter contre le réchauffement de la planète. Le second défend les raisons qui peuvent pousser un couple à faire l’amour sans «le dernier rapport du GIEC» ouvert sur le lit.

Nous proposons de prendre parti dans ce débat. 

Transcription: les 2ailes.com

1- «Faut-il limiter les naissances pour sauver la planète?»

Antoine Bueno - Oui, à l’évidence. Plus précisément, nous sommes trop nombreux compte tenu de notre mode de vie. L’impact écologique de l’humanité dépend en effet de deux paramètres: le mode de vie et le nombre d’habitants. Si tous les humains vivaient comme des Américains, la planète ne pourrait pas supporter plus d’un milliards d’humains. Mais si tous les humains vivaient comme des sâdhus, elle pourrait sans doute en accueillir cent fois plus. On ne peut donc pas calculer in abstracto un nombre maximum d’humains pouvant vivre sur Terre.
En revanche, on peut savoir où nous en sommes compte-tenu du mode de vie moyen actuel. C’est tout le sens d’indicateurs tel que le calcul du «jour du dépassement». Le «jour du dépassement» détermine à partir de quel moment dans l’année l’humanité a consommé toutes les ressources produites par la planète en un an. Aujourd’hui, le jour du dépassement tombe fin juillet. Ce qui signifie qu’à partir de fin juillet, ni notre consommation, ni notre production ne sont plus durables: nous puisons dans le capital naturel ; nous vivons à crédit. On peut aussi dire que l’humanité a aujourd’hui besoin de 1,7 planète terre pour subvenir à ses besoins. Conclusion: compte-tenu de notre mode de vie, nous sommes aujourd’hui 0,7 fois trop nombreux. Ou bien notre mode de vie est 0,7 fois trop consommateur.

Fabrice Hadjadj - Il y a des manières de dire qui, sous leurs dehors anodins, sont exterminatrices. On peut être trop nombreux dans une pièce, mais alors, il reste la pièce à côté, ou le jardin, enfin quelque extension spatiale où recevoir quand même les visiteurs inopinés. Que veut dire être trop nombreux sur la terre? Faut-il envoyer l’excédent sur orbite? Cela suppose que certaines personnes ne devraient pas être là, et qu’elles ont moins de dignité que nos théories et nos planifications. Cette manière de dire porte un nom, c’est le totalitarisme: les personnes ne sont plus que les parties d’un Tout, et au nom du Tout, on pourrait les éliminer, ou du moins rêver d’un monde meilleur, sans elles. Pourquoi pas? Mais alors par qui commencer? Les Américains? Mon problème n’est d’ailleurs pas tant moral que logique: est-il rationnel de réduire un sujet à un objet?
La question se situe donc plus raisonnablement du côté des modes de vie, et de la justice. Il y a sans doute un intermédiaire entre l’ascète hindou et le trader californien. Mais là encore, petit problème. Je comprends ce qu’on essaie de dire par «notre mode de vie est 0,7 fois trop consommateur», je constate toutefois qu’on reste sur un plan quantitatif et non qualitatif. On s’inquiète de la nature, on se veut vert, mais nos yeux sont rivés à des paramètres, à un tableau de bord dont le seul vert considéré est celui de ses «voyants» de contrôle. Cet écologisme est dès le départ miné par un paradigme technologico-capitaliste. J’en veux pour preuve l’expression «capital naturel».

Stanislas de Larminat.  Fabrice Hadjadj a raison de ne pas vouloir réduire un sujet à un objet quantifiable. Mais il dit comprendre que la question se situe du côté des modes de vie. Or les ressources naturelles dépendent toujours de la technicité et des besoins d’un moment. La principale ressource est donc l’homme lui-même. Parler de justice est fondé, mais c’est imaginer que les ressources sont limitées. Mais cela revient à se sentir brimer par les limites d’un piano qui n’a que 88 cordes, alors qu’il y a une infinité de manières d’en jouer. Il en est de même des ressources naturelles. La justice est une vertu en elle-même, mais ce n’est pas elle qui sera un moyen de redistribution des ressources.
Quant à Antoine Bueno, il attribue un crédit au « jour du dépassement » en imaginant que cet indicateur mesure la consommation humaine. Il n’a pas pris la peine de faire une recherche : cet indicateur additionne des surfaces de continent, sensées produire les besoins humains de blé et de tomates, et les surfaces d’océans, sensées satisfaire nos besoins en poisson, par exemple. Quel coefficient d’équivalence utiliser ? On doute de la pertinence scientifique d’additionner des choux et des carottes ! Pas étonnant qu’on trouve une planète que les rendements techniques d’une époque donnée alimentent une population du moment. Mais, l’indicateur ajoute, en plus, des surfaces virtuelles pour développer les forêts  nécessaires au stocker le CO2 émis. La théorie  conduit à une seconde planète pour cet objectif. Ce n’est donc qu’un indicateur d’émission de CO2 qui fait echo à la doxa du moment.

Antoine Bueno - Je me permets de dire bravo à Monsieur Hadjadj pour ce point Godwin qui pourrait être le plus rapide de toute l’histoire de la presse écrite. Il n’est évidemment question d’éliminer personne (c’est tellement bizarre de devoir même écrire cela). Lorsque l’on constate que nous sommes trop nombreux compte tenu de notre mode de vie, l’étape suivante est de savoir comment changer les choses pour réintégrer un équilibre dans notre rapport à l’environnement.
Pour ce faire, nous disposons de deux leviers correspondant aux deux facteurs de l’empreinte environnementale: le mode de vie et la taille de la population. Aujourd’hui, les politiques de transition écologique ne misent que sur le premier levier, le mode de vie. C’est tout l’enjeu de la triple transition énergétique, agricole et industrielle. Même en étant très optimiste, ce levier ne permettra pas de résoudre complètement et à lui seul l’équation de la durabilité. C’est ce dernier point qui doit être le mieux et le plus discuté. Mais avec des arguments techniques précis, pas des arguties philosophico-théologico-fumeuses. Car, si la transition économique est insuffisante, cela signifie que nous ne pouvons pas nous permettre de négliger le second levier d’action écologique, à savoir la taille de la population.

Fabrice Hadjadj - Je n’ai pas fait de reductio ad Hitlerum. Je critique la pensée de la totalité, et sur ce point, je recommande la lecture d’Emmanuel Lévinas. Du reste, en revenant à l’idée que l’essentiel relève d’«arguments techniques précis», M. Bueno ne fait que souligner son réductionnisme techniciste. Mon objection peut lui paraître une argutie, mais la question reste fondamentale: la vie peut-elle se ramener à des problèmes techniques?

2- Est-ce une atteinte contre l’environnement de fonder une famille nombreuse?

Antoine Bueno - Oui, fonder une famille nombreuse doit être considéré comme un comportement d’indifférence ou d’inconscience écologique. Mais la charge que représente une famille nombreuse est bien différente d’un bout à l’autre du globe. À l’échelle globale, une famille nombreuse nigériane ne va avoir quasiment aucun impact écologique. Elle aura surtout un impact sur les écosystèmes locaux. En revanche, avoir une famille nombreuse dans un pays développé peut être considéré comme un comportement écocidaire. Car ce sont les habitants des pays développés qui émettent le plus de gaz à effet de serre et consomment le plus de ressources. Aujourd’hui, la naissance de neuf frères et sœurs en Suisse est une bien plus mauvaise nouvelle pour la planète que celle de neuf frères et sœurs au Burundi. En revanche, demain, ce sont bien les neuf frères et sœurs burundais qui subiront de plein fouet les effets du réchauffement climatique.

Fabrice Hadjadj - Je dois confesser que nous attendons le dixième… Je n’attends pas que M. Bueno me félicite. Il faut d’abord constater qu’une famille nombreuse, même en Europe, ne consomme pas comme une addition de célibataires: elle n’en a pas les moyens, et la vitalité de son anarchie permanente la garde de recourir à la multiplication des divertissements. Son mode de vie est plutôt sobre et sédentaire.
Deuxième remarque: l’homme n’est pas qu’un être de nature, mais aussi de culture. On m’accuse d’écocide, soit, mais je pourrais accuser en retour de contribuer au suicide démographique de l’Europe. Nos pays sont très en dessous du «seuil de renouvellement». En Sardaigne, il y a moins d’un enfant par femme, et la moitié des écoles ont fermé.
Enfin, le point décisif: ma famille est nombreuse, mais je n’en fais pas un étendard ni un programme pour les autres. La politique doit s’arrêter au seuil de la chambre conjugale. Quant à la justice, d’accord, je dois réfléchir en conscience à ma solidarité avec les peuples africains. Mais je ne saurais oublier ce que je dois à mon pays, la France. L’ordre universel de la justice doit aussi faire justice à l’ordre particulier de l’incarnation.

Stanislas de Larminat- La question du réchauffement climatique est décidément obsessionnelle pour les deux protagonistes. Même Fabrice Hadjadj se justifie en disant que le mode de vie d’une famille nombreuse est plutôt sobre car elle n’a pas les moyens d’un nombre identiques de célibataires. Nos contemporains auront-ils un jour le droit d’assister à un débat contradictoire sur le sujet. Or, le soleil avec les variations séculaires de son activité magnétique pilote les variations climatiques par l’impact qui en résulte des rayons cosmiques sur la couverture nuageuse. Le Giec n’a aucun moyen d’expliquer la période chaude médiévale puisqu’il limite ses modèles à des observations sur 150ans. Ses calculs sont faits sur une planète numérique sans nuages ni aérosols et ne sont l’objet d’aucun calcul de probabilité, ne mettant en avant que des « probabilités subjectives ».

3- Quelles alternatives à la limitation des naissances l’homme peut-il proposer pour sauver l’environnement?

Fabrice Hadjadj - Une petite précision, d’abord: la question de «sauver» est proprement humaine. La nature ne s’en préoccupe pas. Avant les dévastations de l’hyper-industrialisation, avant même l’apparition de l’homme, il y eut de grandes extinctions, jusqu’à 90% de la diversité vivante. Seuls nos enfants ont la nostalgie du Tyrannosaure.
La nature en elle-même n’est pas un simple cycle harmonieux, elle est une histoire dramatique et fatale, et Darwin répète que l’évolution des espèces est fondée sur une destruction effroyable d’individus. Puis il ajoute que la compassion est le propre de l’homme. La contradiction d’un certain écologisme est de vouloir protéger la nature contre elle-même, c’est-à-dire d’ignorer son drame intrinsèque, d’espérer rendre le lion végétarien, enfin de se soucier des générations futures en interdisant les générations présentes. Or nous ne pourrons jamais abolir un certain tragique de la vie sans abolir la vie elle-même.
L’alternative est dans une révolution spirituelle et matérielle. Un mode de vie plus sobre, non parce qu’il y a le réchauffement, mais parce que c’est mieux ainsi. Et aussi - excusez le théologico-fumeux qui a cependant tenu l’Europe pendant plus de mille ans - la réhabilitation du célibat consacré, non pas celui qui se console avec des marchandises, mais qui œuvre à l’éducation, au soin des pauvres et surtout à entretenir la flamme de l’espérance.

Antoine Bueno - Je ne comprends à peu près rien à la réponse de mon contradicteur. On ne parle pas la même langue. Je vais répondre à la question: compte tenu de la difficulté à mettre en œuvre une transition environnementale de nature exclusivement économique, il n’y a pas d’alternative à la modération démographique. Ce n’est pas l’un ou l’autre ; c’est l’un et l’autre. Réduire nos émissions de gaz à effet de serre ET réduire les naissances. Comment? Là est la question clé. Tout le monde a en tête les abominations de la politique chinoise de l’enfant unique. Ces horreurs polluent le débat. Car, heureusement, il est possible d’accélérer la transition démographique sans porter atteinte aux droits de l’homme. Il est même possible de le faire en les défendant! Plus précisément en défendant les droits des femmes. En donnant accès à une contraception à toutes les femmes qui le souhaitent dans le monde et aspirent à autre chose qu’être traitées comme des poules pondeuses. Je parle donc de financer le planning familial mondial qui aujourd’hui l’est très insuffisamment.
Je parle aussi de permettre l’accès à l’instruction de toutes les petites filles dans le monde. Le taux de fécondité est inversement proportionnel au niveau d’instruction. Droits de la Nature, droits des femmes, même combat! Cette révolution se mène avec des préservatifs et des stylos. Son coût est dérisoire par rapport à celui de la transition énergétique pour des résultats écologiques qui pourraient être équivalents.

Stanislas de Larminat- Peut-on parler des « dévastations de l’hyper-industrialisation, » comme le sous-entend Fabrice Hadjadj ? C’est oublier la corrélation évidente entre le développement économique et la progression – et non la régression- du niveau de protection environnemental. En revanche, l’analyse de Fabrice Hadjadj sur le caractère violent inhérent à la nature elle-même est parfaitement pertinente.

3- En Europe, en Italie notamment comme l’a rappelé Fabrice Hadjadj, certains des territoires sont démographiquement dévitalisés. L’heure n’est-elle pas plutôt au repeuplement? Certains candidats à la présidentielle, Valérie Pécresse, Eric Zemmour, proposaient des mesures natalistes en ce sens… Cette question de la dénatalité semble le symptôme d’un Occident mourant et masochiste…

Antoine Bueno - Le vieillissement de la population est un véritable problème. Mais il doit être relativisé. Face à la crise écologique, il n’est que de peu d’importance! La crise écologique pose un problème de survie de l’espèce; le vieillissement de la population pose un problème d’organisation sociale. D’un côté, un risque d’anéantissement ; de l’autre, un problème de financement des retraites. Or, on peut vivre sans retraite, pas sans écosystème! C’est bien pourquoi on ne peut pas continuer d’y répondre par la surenchère démographique. D’autant plus que le vieillissement de la population est un phénomène complexe qui n’a pas que des effets néfastes et qu’il existe d’autres solutions pour y faire face. En effet, le vieillissement et la dénatalité sont générateurs d’activité. Ce que l’on appelle la «silver économie». De plus, ils desserrent l’impératif de croissance économique. Moins il y a de nouveaux individus, moins il est besoin d’augmenter le gâteau des richesses pour améliorer le bien-être. Enfin, des solutions existent: immigration, augmentation du taux d’emploi, partage du travail, mécanisation des tâches. Nous allons vers des sociétés radicalement différentes.

Fabrice Hadjadj - Je ne suis pas pour la «surenchère démographique», je relativise la démographie, ou plutôt je la mets en crise, en constatant que ses données peuvent s’interpréter différemment, et qu’elles entrent en conflit avec d’autres enjeux. Enfin, s’agissant du don de la vie, qui me précède et me dépasse, je ne prétends pas l’orchestrer pour les autres ni régir l’intimité des couples.
Il y a une question qui reste hors de la perspective fonctionnaliste et globaliste de M. Bueno. Celle du sens. Voici donc - tête au ciel, peut-être, mais pieds dans le plat: à supposer que tout s’organise comme on le souhaite, une société de vieux avec un seul héritier et des immigrés pour payer leurs distrayantes retraites, quel est le sens de tout cela? À quoi bon donner la vie à un mortel? Ça sera toujours pour alimenter la vermine, et une vermine qui est elle-même condamnée au froid intersidéral. Alors pourquoi? Le bien-être? C’est le mot qui revient. Mais le bien-être extérieur n’empêche pas le désert intérieur. On peut se faire sauter le caisson avec un revolver en or. Si l’Europe est si désespérée, aujourd’hui, c’est parce qu’elle a coupé ses racines gréco-latines et ses ailes judéo-chrétiennes. Péguy, qui avait quatre enfants, et Bernanos, qui en avait six, le savaient bien. Avant la gestion par les robots, il y a la foi en une vie risquée, qui se reçoit et se donne pour rien, pour la grâce, c’est-à-dire, aussi, pour une gloire éternelle.

Stanislas de Larminat. Oui, Fabrice Hadjadj a raison de relativiser la question de la démographie. Il défend le concept de paternités responsables qui ne s’additionnent pas pour conduire une gouvernance de démographie responsable.


https://www.lefigaro.fr/vox/societe/antoine-bueno-fabrice-hadjadj-faut-il-limiter-les-naissances-pour-sauver-la-planete-20220623