Deux publications se sont succédé induisant un caractère « probablement cancérigène » de la consommation d’Aspartam et, plus généralement des « édulcorants de synthèse ». Il s’agit :

  • De l’étude NutriNet-Santé appliquée au risque de cancer des édulcorants artificiels, parue des Plos Medicine le 24 mars 2022
  • De la monographie Réunion 134 du CIRC (Centre International de Recherche sur le Cancer) sous l’égide de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) qui a fait l’objet d’une conférence de presse le 14 juillet 2023

Sur les bases d’une fuite lâchée le 29 juin2023, la presse s’est empressée de relayer cette allégation.  Une centaine de publications sont relayées sur Google avec les mots clefs : Aspartame+CIRC+cancer+2023 ! Seules quelques sites démontrent combien ces deux études contiennent de biais et de confusions.
On est loin d'un véritable « journalisme d’investigation », c’est-à-dire un genre journalistique qui mène au préalable des recherches approfondies sur un sujet délicat et d'intérêt général, en consultant et recoupant plusieurs sources pour révéler des faits, en résistant à la tentation de la course à l’émotion, à la peur, à l’indignation, à l’adhésion aux consensus fussent-ils mondiaux… Les investigations sont pourtant facilitées par le recours aux masses de données accessibles sur internet. Mais cela nécessite également un minimum de formation quand il s’agit d’allégations à caractère scientifique.
Les2ailes.com proposent ci-dessous des éléments permettant une prise de recul. Certes, l’auteur de ces lignes a été ingénieur dans une industrie sucrière, ce qui pourrait ressembler à un conflit d’intérêt. Le lecteur est donc appeler à la vigilance pour discerner, dans ce qui suit, ce qui sortirait du cadre fixé : observer le caractère scientifique ou non des allégations récentes.

Analyse: les2ailes.com

  1. L‘étude de cohorte en population NutriNet-Santé ».

Cette banque de données a été utilisée à toutes les sauces pour juger l’allégation cancérigène des pesticides, les performances des régimes alimentaires en matière d’émission de GES, d’obésité, etc... Or, les graves lacunes de cette étude sont connues et portent sur plusieurs points :   

a. La nature du questionnaire utilisé par NutriNet

Il s’agit d’une étude menée sur la base d’un questionnaire rempli par des « Nutrinautes volontaires ». Cinq questionnaires étaient disponibles pendant 6 semaines dans l’espace de chaque membre volontaire. Ces questionnaires que j’ai consultés, pourraient paraître sérieux, bien qu’aucune question ne soit posée sur le chômage éventuel (on sait que le stress est facteur de cancer), ni sur les consommations de cannabis ou autre drogue. Par ailleurs, l’échantillon n’est malheureusement pas représentatif de la population française. Il s’agissait d’un appel au volontariat de ce que les auteurs appellent des « nutrinautes ».

Il en ressort des biais potentiels importants :

  • Les femmes représentent 78,5% de l’échantillon. Quel est leur rapport à la contraception ou à d’autres modes de vie susceptible de générer une propension à développer un cancer ? Quel est le lien des volontaires vis-à-vis de l’utilisation des compléments alimentaires ? Quels sont les facteurs aggravants ou accroissants de risques ?
  • Certains « volontaires » peuvent avoir été des militants qui se sont sentis sensibilisés aux questions nutritionnelles. Le caractère hautement sociétal du sujet étudié n’a pas échappé à certaines ONG. Ainsi, par exemple, la Société végane françaiseavait en 2015 appelé les véganes à s’inscrire : « Nous n’encouragerons jamais assez à participer à l’étude Nutrinet-santé, dans l’intérêt général ».

Quant à la taille de l’échantillonnage, avec 102.865 personnes interrogées, on pourrait estimer disposer d’une base suffisante de données. En réalité, étant donné le nombre de 3 358 de cancers observés, les auteurs ont bien été obligés de reconnaître que « 2 023 cancers (60% des cas) étaient liés à l'obésité ». Quel est le lien de cause à effet avec la consommation d’édulcorant ?

b. Une étude épidémiologique ne doit pas confondre durée d’étude et longitudinalité.

Une étude épidémiologique doit être ce qu’on appelle longitudinale et non pas transversale. Une étude transversale consiste à observer, à un moment donné ou pendant une durée moyenne de suivi courte, par exemple les personnes qui ont un cancer. Une étude longitudinale va vérifier que telle personne a eu tel comportement pendant dix ans, et va réinterroger les mêmes personnes, dix ans plus tard, puis 20 ans, pour vérifier si elles ont été victimes d’un cancer et lequel.

Or, l’étude NutriNet-Santé a été menée sur une durée moyenne de suivi de 7,7 ans.  Outre le fait qu’il s’agit d’une durée courte pour ce type d’étude, le protocole n’a pas prévu de « suivi longitudinal », c'est-à-dire d’évaluation de la consommation pendant une première période et vérification des cas de cancers apparus APRÈS un éventuel changement de comportement vers une alimentation « à base d’édulcorants ».

Pour postuler une relation de cause à effet, il faut en effet démontrer l’antériorité d’un facteur sur l’effet. Une étude transversale n’aura pas le même potentiel explicatif (« étiologique ») qu’une étude longitudinale.  Il serait étonnant que l’analyse des « antécédents familiaux de cancer » suffisent à contrebalancer ce déficit d’analyse longitudinale. 

c. Allégation d’hypothèse ne vaut donc pas preuve

Il est important de jeter un coup d’œil sur le tableau n°2 récapitulatif des résultats de l’étude. L’étude semble conclure que les consommateurs d’édulcorants auraient eu plus de cancers que les non-consommateurs. Mais, les auteurs de l’étude se gardent bien d’essayer d’expliquer pourquoi les petits consommateurs (18.986 cas) auraient eu plus de cancers (282 cancers, soit 1,43% des consommateurs) que les gros consommateurs (262 cancers soit 1,20%). Les chiffres extraits sont ceux de l’ensemble des cancers prétendument ajustés à un haut niveau (« fully adjusted ») et desquels sont déduits les cancers « liés à l’obésité ». Comment une étude épidémiologique, qui a vocation à distinguer les causes, peut-elle additionner les maladies liées à l’obésité à celles liées à la consommation d’édulcorants ? L’étude n’apporte pas de réponse en disant que l’ensemble est ajusté pour tenir compte de l’âge, du sexe, du poids, de la taille, des fumeurs, de antécédents familiaux, des niveaux d’éducation sociale, des cas de diabète, des consommations d’alcool, de sel et d’acides gras, de sucre, de fruits et légumes, de féculents, de laitages, des ménopauses traitées ou non, des contraceptions pratiquées.

Les auteurs reconnaissent que ces résultats « suggèrent » (le mot est éloquent !) une association positive entre une consommation d’édulcorants et le risque global de cancer ! Mais le haut niveau des prétendus ajustements devrait expliquer les résultats entre consommations fortes ou faibles d’édulcorants, or les résultats sont inversés. Cela montre à l’évidence qu’il y a des biais cachés. L’absence de résultats « longitudinaux » en est probablement la cause. L’absence d’enquêtes sur d’autres facteurs de risque également.

d. Une procédure de régression non appropriée

Le recours par NutriNet à une procédure de régression de Cox explique peut-être cette lacune. Il existe de nombreux types de modèles du même type :

  • Le Modèle de Cox (modèle à risque proportionnel)
    Il a été élaboré en 1972 par le statisticien britannique David Cox, enseignant britannique de 1950 à 1988. D'un point de vue statistique, la nature de l'événement n'est bien sûr pas importante, il s'agira alors d'interpréter les coefficients en conséquence. On le qualifie de semi-paramétrique. En effet, on ne cherche pas à estimer le risque de base correspondant au risque instantané lorsque toutes les covariables sont nulles, qui en fait, est la même pour tous les individus à un instant donné. L’hypothèse des risques proportionnels est le fondement du modèle de Cox, mais il faudrait au préalable vérifier que celle-ci est satisfaite. Pour chaque covariable, il faudrait vérifier que son effet est indépendant du temps. D'un point de vue mathématique, il n'est pas difficile d'inclure des variables qui dépendent du temps. C'est l'interprétation des coefficients qui est par contre très délicate. Il peut arriver que l'hypothèse d'indépendance des données ne soit pas valable.
    La procédure de Cox est donc inadaptée quand un évènement concurrent peut avoir des effets indirects sur les causes et leur risque d’un évènement spécifique étudié. Cette procédure est connue pour ne permettre de traiter que des évènements simples, c’est-à-dire des cas où l’on n’a qu’un état d’origine possible (0), la destination étant soit l’évènement a eu lieu (1) ou l’évènement n’a pas eu lieu (0). Des événements concurrents empêchent d’observer l’événement qui nous intéresse. S'il existe des « événements concurrents », cela peut conduire à un biais dans l'estimation du risque. Le modèle de Cox est connu pour ne pas être approprié lorsqu'il y a des événements concurrents comme c’est le cas en matière de cancer.
  • Le modèle Fine-Gray évalue, avec plus de précision, le risque d’un évènement lorsqu'un risque concurrent est présent.
  • Le modèle de Kaplan-Meier a été mis au point en 1983 par Edward L. Kaplan et Paul Meier

Ce sont des modèles approximatifs de ce type qui ont conduit L’Imperial College, autour du Professeur Fergusson, à prédire 510000 morts du COVID en Angleterre et 2,2 millions aux USA ! Fergusson, avec ces mêmes modèles de risque, était à l'origine des recherches controversées qui ont déclenché l'abattage massif de onze millions de moutons et de bovins lors de l'épidémie de fièvre aphteuse de 2001 !

e. L’absence de « discussion interne ».

Une étude digne de ce nom doit toujours intégrer une « discussion interne » reconnaissant les éventuels biais, confusions, risques de conclusions rapides, nécessité d’études complémentaires. NutriNet ne s’est pas pliée à ce devoir sauf pour vérifier s’il y avait un consensus avec d’autres études. Or en science le recours au consensus n’est qu’un argument d’autorité qui n’apporte aucune autorité aux arguments. C’est le plus faible des arguments logiques.

2. La publication du CIRC

a. Les conclusions

Le classement du CIRC en produits « probablement cancérigènes » n’est jamais le fruit d’études scientifiques, mais seulement une compilation d’études (monographie Réunion 134 dans le cas présent).

Ce type de sélection des études du CIRC doit inciter à la prudence quand on sait qu’il a évalué plus de 1000 agents et a classé comme cancérigène avéré ou probable, la viande rouge, l’aloe vera, les légumes marinés et les boissons chaudes au même niveau que le tabac ou le DDT. Il y a dans ce type d’approche, une sorte de « fourre-tout » concernant des populations et non des individus. Pour juger du danger (et non du risque) sur des individus, il faut recourir à des études épidémiologiques. On aimerait savoir si le CIRC a retenu de telles études épidémiologiques arrivant à des conclusions contraires

  • L’étude européenne du National Library of Medicine de 2016
    Elle portait sur 477.206 participants de 10 pays européens. Cette étude se focalisait sur les éventuels liens entre la consommation de boissons gazeuses combinées (sucrées et artificiellement sucrées) et de jus de fruits et de légumes et le risque de   certains cancers. Elle concluait que « Une exploration plus approfondie dans d’autres contextes est nécessaire »
  • L’étude publiée en 2022 dans Science direct
    Elle portait sur 553.874 participants concluant que « chez les personnes non diabétiques, il n'y avait aucune preuve statistique d'associations entre le cancer du foie et la consommation globale de boissons sucrées, de boissons sucrées (SSB) ou de boissons artificiellement édulcorées (ASB) ».
  • L’étude américaine du National Library of Medicine de 2022
    Elle portait sur 934 777 participants et concluait que « La consommation de ≥ 2 boissons SSB/jour par rapport à jamais n'était pas associée à la mortalité par cancer, mais était associée à un risque accru de cancers liés à l'obésité »

Toutes ces études montrent que le problème serait plus l’obésité que la consommation d’édulcorants artificiels.

Le CIRC a conclu que « le hasard, les biais ou les confusions ne pouvaient être exclus avec un degré de confiance raisonnable dans cet ensemble d'études »[1]

Ainsi, les preuves d’un lien entre l’aspartame et le cancer étaient « limitées » pour le cancer du foie et « insuffisantes » pour les autres types de cancer.

b. Pourtant, le CIRC a pris l’habitude de s’en remettre à la conférence de presse d’un comité mixte réunissant le CIRC, l’OMS, et la FAO. Celle-ci s’est tenue le 14 juillet 2023 modérant les rumeurs.

D’ailleurs, lors de la conférence de presse commune au CIRC, FAO et OMS, la FAO a conclu le 14 juillet 2023 que les données évaluées ne fournissaient aucun motif suffisant justifiant une modification de la dose journalière admissible de 0 à 40 mg par kilogramme de poids corporel précédemment établie pour l’aspartame. Par conséquent, le Comité mixte a réaffirmé qu’une personne peut consommer de l’aspartame sans risque dans la limite de cette quantité journalière. Par exemple, avec une canette de boisson gazeuse light contenant 200 ou 300 mg d’aspartame, un adulte pesant 70 kg devrait consommer plus de 9 à 14 canettes par jour pour dépasser la dose journalière admissible ». L’OMS a ajouté : « Dans l’ensemble, le comité a conclu qu’il n’y avait pas de preuves convaincantes provenant de données expérimentales sur les animaux ou sur l’Homme que l’aspartame a des effets indésirables après ingestion. Cette conclusion est étayée par le fait que l’aspartame est entièrement hydrolysé dans le tractus gastro-intestinal en métabolites qui sont identiques à ceux absorbés après la consommation d’aliments courants, et qu’aucun aspartame ne pénètre dans la circulation systémique. »

3. Mise en perspective

On apprécierait que la presse évite un ton moralisateur : « Le plus simple est de commencer par s'en passer, de ne pas sucrer son café… et de boire de l'eau ! ». Comment les diabétiques reçoivent-ils une telle recommandation ? La cause de leur maladie est le surpoids, ce qui oblige à éviter le beurre, les féculents, le sucre, et l’alcool, le sel (pour éviter la rétention d’eau), et certains légumes (ayant un impact aggravant sur le transit intestinal déjà perturbé par la metformine, principal médicament contre le diabète) ! Autant dire qu’il reste au diabétique fort peu de petits plaisirs. L’étude citée dans LSDJ, portant sur plus de 100.000 participants, reconnait que « les apports d'aspartame et d'acésulfame-K de tous les participants étaient inférieurs aux DJA de 40 mg/kg de poids corporel/jour et 9 mg/kg de poids corporel/jour, respectivement ». Il n’y a donc pas d’excès en la matière (sauf pour 5/100.000 d’entre eux !). Pourquoi alors faire une recommandation de boire de l’eau… même sur le ton ironique.

Dès que les mots cancer ou cancérigène sont prononcés, la science et tout le reste passent au second plan. Le cancer est un mot puissant, une maladie horrible et qui affecte la vie de millions de personnes chaque année. Presque tout le monde connaît au moins une personne décédée de cette maladie. Instrumentaliser une maladie pour influencer le comportement des consommateurs et leurs choix alimentaires est inacceptable. Avec le temps, les annonces du CIRC deviennent une farce et personne ne prendra plus en compte leurs directives. Le CIRC est devenu un cirque. Concentrons-nous sur des décisions fondées sur la science plutôt que sur de l’alarmisme institutionnalisé.


[1] chance, bias, or confounding could not be ruled out with reasonable confidence in this set of studies.