« On n'est tenu d'obéir... que dans la mesure requise par un ordre fondé en justice »
(Saint-Thomas d’Aquin[1])

Laudato si ne passait pas sous silence la question de la gouvernance mondiale. Cette encyclique parlait à plusieurs reprises de la nécessité "de régulation ... de contrôles suffisants" (§ 29), de la difficulté à mettre en œuvre des "mécanismes adéquat de contrôle, de révision périodique et de sanction en cas de manquement, ... de missions de vérification... du respect effectif des conventions" (§ 167). Elle regrettait "l’absence de mécanismes sévères de réglementation, de contrôle et de sanction [qui] finissent par miner tous les efforts" (§ 174).  L’encyclique évoquait la nécessité d’un "pouvoir pour sanctionner" (§ 175). Le pape soulignait le besoin d'un « accord sur les régimes de gestion, pour toute la gamme de ce qu’on appelle les ‘‘biens communs globaux’’» (§ 174).
Le mot subsidiarité n'était prononcé que deux fois[2] : une fois pour qualifier la structure familiale, mais, curieusement, une seule autre fois à propos de la gouvernance mondiale.
L’encyclique faisait sienne le propos de Benoît XVI dans Caritas in veritate : "Pour le gouvernement de l’économie mondiale, pour assainir les économies frappées par la crise, pour prévenir son aggravation et de plus grands déséquilibres, pour procéder à un souhaitable désarmement intégral, pour arriver à la sécurité alimentaire et à la paix, pour assurer la protection de l’environnement et pour réguler les flux migratoires, il est urgent que soit mise en place une véritable Autorité politique mondiale telle qu’elle a déjà été esquissée par mon Prédécesseur, le bienheureux Jean XXIII [3]" (§ 175).
Mais, paradoxalement, l’encyclique avait coupé la phrase qui suit immédiatement après dans le texte de Caritas in veritate : "Une telle autorité devra être réglée par le droit, se conformer de manière cohérente aux principes de subsidiarité et de solidarité". Or parler de gouvernance mondiale et de subsidiarité est un exercice subtil.
La récente exhortation apostolique Laudate Deum a permis au Pape François de confirmer son appel à « des "organisations mondiales plus efficaces, « dotées d’autorité pour assurer le bien commun mondial, l’éradication de la faim et de la misère ainsi qu’une réelle défense des droits humains fondamentaux".[4] Il s’agit de les doter d’une véritable autorité pour “assurer” la réalisation de certains objectifs auxquels on ne peut renoncer »[5].

Quand le Pape confirme qu’il souhaite assister à la COP 28 sur le climat, il n’est pas inutile de rappeler le sens du mot Autorité. Il n’y a pas d’autorité sans justice et sans liberté.
Nous reprenons ci-dessous des extraits d’un bel article sur le thème de l’Autorité[6] .

Transcription : « Les2ailes.com »

On pourrait lire utilement le merveilleux chapitre du Compendium de la DES sur l’autorité politique[7].Nous retranscrivons, en attendant, cet article écrit par l’abbé Jean-Michel Gleize, professeur d’apologétique, d’ecclésiologie et de dogme.

L’autorité rend libre

« … Le mot français « autorité » vient du verbe latin « augere » qui signifie accroître. L’autorité désigne selon l’étymologie la fonction de celui qui est censé donner à ceux qu’il gouverne un accroissement. Accroissement de liberté. Rendre les autres toujours plus libres, tel est l’acte fondamental et radical qui définit comme telle l’autorité. Et cette liberté, dont l’autorité doit assurer la promotion, est celle que les membres d’une société doivent exercer de mieux en mieux, les uns avec les autres, les uns par les autres, en agissant selon les exigences de la droite raison éclairée par la foi, pour réaliser la perfection à laquelle Dieu les appelle. Perfection inscrite dans le bien commun, qui est la raison d’être de la vie en société et dont l’autorité a la charge.

L’autorité rend libre. Elle ne se substitue pas à la liberté, mais elle vient à son aide, pour rendre plus facile son exercice. Le Docteur angélique explique bien ce point, lorsqu’il parle, en particulier, de l’autorité de celui qui enseigne :

« Parmi les effets qui découlent d’une cause extérieure », dit-il, « il y en a qui dérivent seulement de cette cause ; ainsi la forme d’une maison est-elle produite dans la matière uniquement par l’art de l’architecte. Mais il y a d’autres effets qui dépendent tantôt d’une cause extérieure, tantôt d’une cause intérieure ; ainsi la santé est-elle causée chez le malade tantôt par un principe extérieur, qui est l’art du médecin, tantôt par un principe intérieur, comme lorsqu’on est guéri par la force de la nature. Dans de pareils effets il faut observer deux points. D’abord, que l’art imite la nature dans sa manière d’agir ; en effet, la nature guérit le malade en altérant, en digérant, ou en expulsant la matière qui cause la maladie ; et c’est de cette manière que l’art médical opère lui aussi. Ensuite, il faut observer que le principe extérieur, c’est-à-dire l’art, n’agit pas de la même manière que l’agent principal, mais comme un auxiliaire qui seconde cet agent principal (le principe intérieur) en le fortifiant, et en lui procurant les instruments et les secours dont la nature se sert pour produire ses effets ; c’est ainsi que le médecin fortifie la nature et lui procure les aliments et les remèdes qu’elle emploie pour atteindre sa fin »[8].

Et c’est ainsi, aussi, que l’autorité fortifie la liberté et lui procure les moyens et les remèdes dont elle a besoin pour s’exercer correctement. De la sorte, la loi édictée par l’autorité n’a d’autre raison d’être que de donner le moyen à la liberté humaine de se conformer à la loi de Dieu, pour réaliser la perfection de l’homme. Car, comme le dit le Pape Léon XIII, « la liberté consiste en ce que, par le secours des lois civiles, nous puissions plus aisément vivre selon les prescriptions de la loi éternelle… »[9].

Les fausses conceptions de l’autorité

l’abbé Jean-Michel Gleize évoque les risques d’une « fausse conception où l’autorité se met au service des caprices d’une fausse liberté. En effet, comme l’a fort bien remarqué le théologien suisse Charles Journet[10] la liberté et l’autorité sont deux notions corrélatives qui seront faussées parallèlement et simultanément ».
« L’autorité », ajoute-t-il, « est totalement et radicalement subvertie lorsqu’elle consent à sacrifier l’ordre des fins à la volonté du nombre, le droit au fait, l’obligation au caprice, le parfait à l’imparfait, l’acte à la puissance »[11]. L’autorité [serait] dévoyée [quand elle] paralyse la vraie liberté des enfants de Dieu parce qu’elle se tait au lieu de déclarer haut et fort comme elle le devrait que le mal est le mal et que l’erreur est l’erreur. Elle se met au service de la fausse liberté des droits de l’homme en donnant le scandale de son œcuménisme…


[1] Saint Thomas d'Aquin, Summa theologiae, II-II, q. 104, a. 6, ad 3um: Ed. Leon. 9, 392: « Principibus saecularibus intantum homo oboedire tenetur, inquantum ordo iustitiae requirit ».

[2] Caritas in veritate avait rappelé 14 fois l’importance de ce mot.

[3] Benoit XVI, Lettre encyclique. Caritas in veritate (29 juin 2009), § 700.

[4] Lett. enc. Fratelli tutti (3 octobre 2020), n. 172 

[5] Exhortation apostolique Laudate Deum (§ 35)

[6] Article de l’abbé Jean-Michel Gleize, professeur d’apologétique, d’ecclésiologie et de dogme au Séminaire Saint-Pie X d’Écône et le principal contributeur du Courrier de Rome. Il a participé aux discussions doctrinales entre Rome et la FSSPX entre 2009 et 2011.

[7] Compendium de la DES : III. L'AUTORITÉ POLITIQUE
a) Le fondement de l'autorité politique
393 L'Église a été confrontée à diverses conceptions de l'autorité, en ayant toujours soin d'en défendre et d'en proposer un modèle fondé sur la nature sociale des personnes : « Puisque Dieu a doté de sociabilité la créature humaine, mais puisque “nulle société n'a de consistance sans un chef dont l'action efficace et unifiante mobilise tous les membres au service des buts communs, toute communauté humaine a besoin d'une autorité qui la régisse. Celle-ci, tout comme la société, a donc pour auteur la nature et du même coup Dieu Lui-même” ».799 L'autorité politique est par conséquent nécessaire 800 en raison des tâches qui lui sont attribuées et ce doit être un élément positif et irremplaçable de la communauté humaine.801
394 L'autorité politique doit garantir la vie ordonnée et droite de la communauté, sans se substituer à la libre activité des individus et des groupes, mais en la disciplinant et en l'orientant, dans le respect et la tutelle de l'indépendance des sujets individuels et sociaux, vers la réalisation du bien commun. L'autorité politique est l'instrument de coordination et de direction à travers lequel les individus et les corps intermédiaires doivent s'orienter vers un ordre dont les relations, les institutions et les procédures soient au service de la croissance humaine intégrale. L'exercice de l'autorité politique, en effet, « soit à l'intérieur de la communauté comme telle, soit dans les organismes qui représentent l'État, doit toujours se déployer dans les limites de l'ordre moral, en vue du bien commun (mais conçu d'une manière dynamique), conformément à un ordre juridique légitimement établi ou à établir. Alors les citoyens sont en conscience tenus à l'obéissance ».802
395 Le sujet de l'autorité politique est le peuple, considéré dans sa totalité comme détenteur de la souveraineté. Sous diverses formes, le peuple transfère l'exercice de sa souveraineté à ceux qu'il élit librement comme ses représentants, mais il conserve la faculté de la faire valoir en contrôlant l'action des gouvernants et en les remplaçant s'ils ne remplissent pas leurs fonctions de manière satisfaisante. Bien qu'il s'agisse d'un droit valide dans chaque État et dans n'importe quel régime politique, le système de la démocratie, grâce à ses procédures de contrôle, en permet et en garantit une meilleure pratique.803 Le consensus populaire à lui seul ne suffit cependant pas à faire considérer comme justes les modalités d'exercice de l'autorité politique.
b) L'autorité comme force morale
396 L'autorité doit se laisser guider par la loi morale: toute sa dignité dérive de son exercice dans le domaine de l'ordre moral,804 « lequel à son tour repose sur Dieu, son principe et sa fin ».805 En raison de la référence nécessaire à cet ordre, qui la précède et qui la fonde, de ses finalités et de ses destinataires, l'autorité ne peut être conçue comme une force déterminée par des critères à caractère purement sociologique et historique: « Malheureusement, certaines de ces conceptions ne reconnaissent pas l'existence d'un ordre moral, d'un ordre transcendant, universel, absolu, d'égale valeur pour tous. Il devient ainsi impossible de se rencontrer et de se mettre pleinement d'accord, avec sécurité, à la lumière d'une même loi de justice admise et suivie par tous ».806 Cet ordre « ne peut s'édifier que sur Dieu; séparé de Dieu il se désintègre ».807 C'est précisément de cet ordre que l'autorité tire sa force impérative 808 et sa légitimité morale, 809 non pas de l'arbitraire ou de la volonté de puissance,810 et elle est tenue de traduire cet ordre dans les actions concrètes pour la réalisation du bien commun.811
397 L'autorité doit reconnaître, respecter et promouvoir les valeurs humaines et morales essentielles. Elles sont innées, « découlent de la vérité même de l'être humain et (...) expriment et protègent la dignité de la personne: ce sont donc des valeurs qu'aucune personne, aucune majorité ni aucun État ne pourront jamais créer, modifier ou abolir ».812 Elles ne sont pas basées sur des « majorités » d'opinion provisoires ou changeantes, mais elles doivent être simplement reconnues, respectées et promues comme éléments d'une loi morale objective, loi naturelle inscrite dans le cœur de l'homme (cf. Rm 2, 15), et comme point de référence normatif de la loi civile elle-même.813 Si, à cause d'un obscurcissement tragique de la conscience collective, le scepticisme venait à mettre en doute jusqu'aux principes fondamentaux de la loi morale,814 l'ordonnancement étatique lui- même serait bouleversé dans ses fondements, se réduisant à un pur mécanisme de régulation pragmatique d'intérêts différents et opposés.815
398 L'autorité doit promulguer des lois justes, c'est-à-dire conformes à la dignité de la personne humaine et aux impératifs de la raison droite: « La loi humaine est telle dans la mesure où elle est conforme à la raison droite et dérive donc de la loi éternelle. En revanche, quand une loi est en contraste avec la raison, on l'appelle loi inique; dans ce cas, toutefois, elle cesse d'être loi et devient plutôt un acte de violence ».816 L'autorité qui commande selon la raison place le citoyen en situation non pas tant d'assujettissement vis-à-vis d'un autre homme, que plutôt d'obéissance à l'ordre moral et donc à Dieu lui-même qui en est la source ultime.817 Celui qui refuse d'obéir à l'autorité qui agit selon l'ordre moral « s'oppose à l'ordre établi par Dieu » (Rm 13, 2).818 Pareillement, si l'autorité publique, qui a son fondement dans la nature humaine et qui appartient à l'ordre préétabli par Dieu,819 ne met pas tout en oeuvre pour la réalisation du bien commun, elle trahit sa fin spécifique et par conséquent se délégitime.

[8] Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, 1a pars, question 117, article 1, corpus.

[9] Léon XIII, Encyclique Libertas, du 20 juin 1888

[10] Charles Journet, L’Esprit du protestantisme en Suisse, Paris, 1925

[11] Journet, ibidem, p. 156