Au moment où le Pape François vient de publier son exhortation apostolique Amoris laetitia, pour clore le synode sur la famille, nous reprenons le commentaire du père Cédric Burgun, membre de la Communauté de l’Emmanuel, nous donne ici quelques éléments saillants pour entrer dans une lecture féconde: "Cheminons, familles, continuons à marcher ! Ce qui nous est promis est toujours plus. Ne désespérons pas à cause de nos limites, mais ne renonçons pas non plus à chercher la plénitude d’amour et de communion qui nous a été promise". (n°325)
Source: Communauté de l'Emmanuel du 9 avril 2016
Transcription "les2ailes.com"
Cheminer !
C’est par ces mots que le Pape François a achevé ce texte magnifique sur la joie de l’amour dans les familles, selon le plan de Dieu. Cheminons ! Le terme « cheminer » ou « chemin » se trouve en près de 80 occurrences, sans compter les « synonymes » ou les champs lexicaux comme « itinéraire » ou encore « progression » : autant dire que le Pape nous donne un programme. J’en donne ici quelques éléments un peu développés, car ce qui sera dit ici ou là ou risque d’être assez caricatural évidemment…
Peut-être sommes-nous déjà habitués à ce terme qui revient fréquemment dans la parole du Pape. Il trouve sa source dans la contemplation de la Parole de Dieu. Dans la Bible, qui « abonde en familles » (n°8), en histoires familiales plus ou moins heureuses, le pape contemple cette parole divine qui s’est faite chair et qui n’a pas eu peur de cheminer à travers « les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des hommes de ce temps » (Concile Vatican II, Gaudium et Spes, n°1).
À la vue des deux années synodales que nous venons de vivre, les attentes et les a priori sur ce texte sont forts, nous le savons. Mais, conscient que son exhortation aborde différentes manières, des thèmes nombreux et variés, le Pape prend lui-même des précautions littéraires en nous demandant non pas « une lecture générale hâtive. Elle sera plus bénéfique, tant pour les familles que pour les agents de pastorale familiale, s’ils l’approfondissent avec patience, morceau par morceau, ou s’ils cherchent en elle ce dont ils peuvent avoir besoin dans chaque circonstance concrète » (n°7).
L’exhortation elle-même est à accueillir comme un chemin, une progression, un itinéraire spirituel ! Et c’est vrai qu’elle dérangera, d’autant que le Pape s’écarte, dès le n°1 de son texte, des « débats qui se (sont déroulés) dans les moyens de communication ou bien dans les publications et même entre les ministres de l’Église (et qui allaient) d’un désir effréné de tout changer sans une réflexion suffisante ou sans fondement, à la prétention de tout résoudre en appliquant des normes générales ou bien en tirant des conclusions excessives à partir de certaines réflexions théologiques. »
Poserons-nous un regard d’espérance et de joie sur cet amour conjugal, sur cette famille ?
Tel est peut-être le premier déplacement, le premier « chemin » que le pape nous invite à faire : une « conversion missionnaire ». L’expérience de l’évangile de la famille, loin d’être « une annonce purement théorique et détachée des problèmes réels des gens », est « une réponse aux attentes les plus profondes de la personne humaine » (Relatio Synodi de 2014, n°32, dans n°201). Cette conversion est d’abord une conversion à la joie : si le pape nous encourage à admettre que « nous avons du mal à présenter le mariage davantage comme un parcours dynamique de développement et d’épanouissement que comme un poids à supporter toute la vie » (n°37), il nous rappelle que « l’annonce chrétienne qui concerne la famille est vraiment une bonne nouvelle » (n°1) !
Oui, le mariage et la famille sont plus une joie, une opportunité, une grâce, qu’un problème à résoudre ! Même si cela requiert ce « prendre soin », dont le Pape parle si souvent aussi, avec tendresse : « J’espère que chacun, à travers la lecture, se sentira appelé à prendre soin avec amour de la vie des familles, car elles « ne sont pas un problème, elles sont d’abord une opportunité » (n°7).
Et comme le rappelle saint Ignace de Loyola, si cher à son cœur, « l’amour doit se mettre plus dans les œuvres que dans les paroles » (Exercices spirituels de saint Ignace, n°230, cité au n°94). Il s’agit bien de passer d’un certain discours sur la famille – discours qui a pu parfois faire apparaître comme acquis une formulation de la vérité et les choix à accomplir – à un langage attentif à ses interlocuteurs qui requiert discernement et dialogue. C’est ce cheminement avec les familles qu’appelle de ses vœux le Saint-Père, comme un compagnonnage vers la vérité de Dieu.
Le premier « compagnonnage » réside dans la vie conjugale elle-même : un « couple qui aime et procrée est la vraie « sculpture » vivante (non pas celle de pierre ou d’or que le Décalogue interdit), capable de manifester le Dieu créateur et sauveur » (n°11) ! La vocation profonde du couple et de la famille est de signifier Dieu au monde, puisque l’attachement des époux décrit l’attachement même de l’âme à Dieu. « Une communion familiale bien vécue est un vrai chemin de sanctification dans la vie ordinaire et de croissance mystique, un moyen de l’union intime avec Dieu » (n°316). Cette image trinitaire est fondamentale pour la famille considérée comme une école du don, et premièrement envers les enfants (cf. n°29). L’union entre l’homme et la femme devient le lieu où Dieu se révèle à l’humanité.
Or, cette image trinitaire posée dans le couple est en chemin, en construction. Elle est dynamique. Elle se construit dans un dialogue ; elle implique « une manière privilégiée et indispensable de vivre, d’exprimer et de faire mûrir l’amour, dans la vie matrimoniale et familiale. Mais [cela] suppose un apprentissage long et difficile » (n°136). En effet, cet apprentissage rencontre les difficultés de son temps, difficultés que le pape n’a pas peur de regarder, de définir, de désigner, mais aussi de dénoncer parfois, comme pour mieux les affronter : car elles n’en demeurent pas moins le lieu même de l’accueil de la grâce. C’est là que Dieu se donne ! Aussi le pape invite-t-il à un véritable discernement, par une ouverture à la Parole de Dieu qui éclaire la réalité et les difficultés concrètes, mais qui encourage aussi chacun à agir dans la mesure du possible, afin de grandir de bien en mieux. C’est là que Dieu chemine, même si cela se fait parfois au cœur de contradictions déchirantes : « je ne peux m’empêcher de dire que, si la famille est le sanctuaire de la vie, le lieu où la vie est engendrée et protégée, le fait qu’elle devient le lieu où la vie est niée et détruite constitue une contradiction déchirante » (n°83). Ce discernement et cet accompagnement sont la véritable clef du message du Pape, et en toutes situations, même les plus complexes.
La famille, en toutes ses dimensions, engage Dieu. Elle engage Dieu, par le sacrement que les époux se donnent, par leur vie de couple, qui fait d’eux l’icône de l’amour de Dieu pour son peuple. Cela veut dire aussi que « chaque mariage est une « histoire de salut » : cela suppose qu’on part d’une fragilité qui, grâce au don de Dieu et à une réponse créative et généreuse, fait progressivement place à une réalité toujours plus solide et plus belle » (n°221). Le mariage, signe de l’amour de Dieu pour le monde, de l’amour du Christ pour son Église, est toujours imparfait et il importe de ne pas « faire peser sur deux personnes ayant leurs limites la terrible charge d’avoir à reproduire de manière parfaite l’union qui existe entre le Christ et son Église ; parce que le mariage, en tant que signe, implique « un processus dynamique qui va peu à peu de l’avant grâce à l’intégration progressive des dons de Dieu ». » (n°122, citant Jean-Paul II, Familiaris Consortio, n°9).
Ce cheminement ecclésial nous pousse à comprendre comment les personnes essaient de correspondre petit à petit à cet appel magnifique et ô combien exigeant du mariage ! Les époux imitent le don de Dieu en se livrant l’un à l’autre totalement et inconditionnellement, et en épousant la pauvreté l’un de l’autre, comme Dieu épouse notre propre pauvreté. Ainsi, cette école du don est à l’image de la croix.
Accompagner, discerner et intégrer les fragilités
Ce cheminement, le Pape François nous invite à le faire en toutes les dimensions de la vie conjugale qu’il dresse comme de longs tableaux des joies et des difficultés, réalistes, de la vie familiale, et les situations irrégulières n’en sont pas exemptes, évidemment.
Tout au long de son texte, le pape ne désigne aucunement je ne sais quelle typologie de personnes en situations particulières. Les personnes divorcées remariées, par exemple, sont donc intégrées dans un ensemble plus vaste : le chapitre 8 traite de l’accompagnement, du discernement et de l’intégration des « fragilités ». Il traite ainsi de la même manière ceux qui ne vivent pas de l’idéal du mariage indissoluble voulu par Dieu, réalisé pleinement dans l’union d’un homme et d’une femme : des situations le « contredisent radicalement » quand d’autres le réalisent « en partie et par analogie » (n°292). Nuance extrêmement importante : là aussi, le pape nous invite à un discernement précis. Au sujet des sacrements, il est donc important de souligner que le Pape, comme tout au long de son texte, ne veut aucune solution « toute blanche ou toute noire », solutions qu’il dénonce par ailleurs ! Celui qui voudra trouver une décision tout affirmative, d’un côté ou de l’autre, n’en sera que plus déçu encore ! Mais François insiste sur l’accompagnement et le discernement, afin que les personnes « en situation complexe » puissent recevoir toutes les aides de l’Eglise : une vraie attention pastorale, la participation à un groupe de prière, des éventuels rôles liturgiques.
Dans certains cas – soyons clairs – et ce, dans une note en bas de page (note n°351 du n°305), le Pape parle explicitement de cette aide de l’Église par les sacrements, dont la confession et l’eucharistie, dont il précise qu’elle « n’est pas un prix destiné aux parfaits, mais un généreux remède et un aliment pour les faibles ». Ce qui veut dire que le Pape situe d’emblée cela dans une optique plus large, celle de notre conversion : est-ce que je me laisse convertir par Dieu et par l’Eglise, critère essentiel, pour ne pas dire ultime ? Cette précision figure en note : tout en faisant comprendre son propos, le Pape ne veut pas évidemment pas donner le sentiment d’insister sur ce point ou de se focaliser sur lui. La communion, pour lui, n’est jamais en libre service, loin de là ; le pape rappelle même par ailleurs que « lorsque ceux qui communient refusent de s’engager pour les pauvres et les souffrants ou approuvent différentes formes de division, de mépris et d’injustice, l’Eucharistie est reçue de façon indigne » (n°186) ! Tous, nous avons à nous interroger sur la manière dont nous communions ...
Cela veut dire qu’après un chemin de discernement et d’accompagnement, en distinguant « situation objective de péché » (le divorce est un mal, prévient-il clairement !) et responsabilité subjective et imputable de la personne, nous sommes invités à accompagner et à discerner. Alors que bien souvent, prêtres et laïcs engagés, nous évoquons le manque de temps, le pape nous interroge : savons-nous bruler gratuitement du temps pour accompagner les personnes, vraiment ? Là est sans doute un appel très clair du Pape pour que la miséricorde soit effective ! Ainsi, le prêtre (que le Pape met au cœur de cet accompagnement) devra évaluer, cheminer avec la personne et comprendre ce qu’elle vit, pourquoi elle ne parvient pas à se sortir maintenant d’une situation de péché (et c’est vrai !), s’il est nécessaire qu’elle reçoive les aides de l’Église, et quelles aides.
Oui, cela ouvre une porte ; mais cela renvoie surtout les prêtres et les consacrés à une vraie exigence d’accompagnement et de discernement: toute interprétation stricte, dans un sens ou dans l’autre d’ailleurs, ne fera qu’ouvrir la porte à une forme de relativisation de la vérité évangélique et de sa miséricorde. Le pape insiste : nous ne résoudrons rien par rigorisme ou par laxisme.
Une autocritique de nos pratiques ou de nos manques
D’autant plus que le Pape fait faire à l’Église une autocritique qu’il veut salutaire ; d’ailleurs, je me souviens moi-même avoir tenu des propos quelque peu similaires et m’être attitré certaines « foudres » … Le Pape est extrêmement clair : nous avons nos propres responsabilités dans les souffrances familiales et nous devons en être conscients, pour ne pas parler des situations « irrégulières » comme si nous en étions totalement extérieurs et étrangers à cela : « C’est pourquoi il nous faut une salutaire réaction d’autocritique. D’autre part, nous avons souvent présenté le mariage de telle manière que sa fin unitive, l’appel à grandir dans l’amour et l’idéal de soutien mutuel ont été occultés par un accent quasi exclusif sur le devoir de la procréation. Nous n’avons pas non plus bien accompagné les nouveaux mariages dans leurs premières années, avec des propositions adaptées à leurs horaires, à leurs langages, à leurs inquiétudes les plus concrètes. D’autres fois, nous avons présenté un idéal théologique du mariage trop abstrait, presqu’artificiellement construit, loin de la situation concrète et des possibilités effectives des familles réelles. Cette idéalisation excessive, surtout quand nous n’avons pas éveillé la confiance en la grâce, n’a pas rendu le mariage plus désirable et attractif, bien au contraire ! » (n°36)
Et encore, « Pendant longtemps, nous avons cru qu’en insistant seulement sur des questions doctrinales, bioéthiques et morales, sans encourager l’ouverture à la grâce, nous soutenions déjà suffisamment les familles, consolidions le lien des époux et donnions un sens à leur vie commune. » (n°37).
Oui, « le mariage est une vocation, en tant qu’il constitue une réponse à l’appel spécifique à vivre l’amour conjugal comme signe imparfait de l’amour entre le Christ et l’Église. Par conséquent, la décision de se marier et de fonder une famille doit être le fruit d’un discernement vocationnel. » Et cette vocation mérite d’être soignée, accompagnée, entourée, à toutes les étapes de son existence. De la préparation au mariage – que le pape veut approfondir – à l’accompagnement des souffrances, des échecs matrimoniaux, des nullités de mariage, en passant par les premières années de mariage ou l’enfant qui se fait attendre, le pape veut bel et bien remettre la pastorale familiale au cœur de la vie de l’Église !
Et donc, à travers tout ceci, nous pouvons comprendre, à mon avis, l’intention profonde du Pape François : renforcer la pastorale familiale afin qu’elle ne soit plus une pastorale annexe ou mise à côté des autres, comme c’est trop souvent le cas, mais qu’elle irrigue toute la vie de l’Église. Le dernier synode, dans ses conclusions en 2015, l’avait déjà bien exprimé, et cela transpire dans toute l’exhortation du Pape : « Un renouveau de la pastorale à la lumière de l’évangile de la famille et de l’enseignement du Magistère est nécessaire. (…) L’engagement propre à ce précieux ministère (de la pastorale familiale) pourra recevoir une vitalité et un caractère concret par une alliance renouvelée entre les deux principales formes de vocation à l’amour : celle du mariage (…) et celle de la vie consacrée. (…) La direction spirituelle de la famille peut être considérée comme un des ministères des paroisses. Nous suggérons que le service diocésain pour la famille et les autres services de la pastorale puissent intensifier leur collaboration en ce domaine. » (Relatio Synodi de 2015, n°61). Cela passera aussi par une formation renouvelée des ministres ordonnés sur toutes ces questions, que le Pape appelle de ses vœux. Là aussi, le chantier est ouvert.
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Oui, le mariage est prophétique pour notre humanité, et non pas périmé, comme l’homme contemporain peut parfois être tenté de le penser. Le mariage est un moyen pour le couple, mais aussi pour l’Église : « la famille est un bien pour l’Église », tout comme « l’Église est un bien pour la famille » (n°87). Et même au-delà : en vivant selon le dessein aimant de Dieu pour la famille, celle-ci rappelle à toute l’humanité sa vocation à la communion et à la réconciliation. Aussi la famille demeure-t-elle « un bien dont la société ne peut pas se passer » (n°44). Et pour cela, « en tant que chrétiens, nous ne pouvons pas renoncer à proposer le mariage pour ne pas contredire la sensibilité actuelle, pour être à la mode, ou par complexe d’infériorité devant l’effondrement moral et humain. Nous priverions le monde des valeurs que nous pouvons et devons apporter » (n°35) !