Alors que la cinémathèque accueille l'exposition "Pasolini Roma", la RATP  propose à ses voyageurs des affiches pour honorer Pier Paolo Pasolini. Ce célèbre cinéaste est mort assassiné en 1975. La sorte de culte médiatique qui lui a été rendu à l'époque a rarement mis en évidence qu'il était formellement opposé à la libéralisation de l'avortement. Sur quoi s'appuyait Pasolini?

Source:  "A nous Paris", journal gratuit distribué dans le métro, n° 621 du 14 au 20 octobre- page 26

Commentaire: les2ailes.com

Qui était Pier Paolo Pasolini?

Pier Paolo Pasolini est un écrivain, poète, journaliste, scénariste et réalisateur italien, né le 5 mars 1922 à Bologne et assassiné dans la nuit du 1er au 2 novembre 1975 sur la plage d'Ostie, à Rome. L'enquête ne permettra pas de savoir si l'assassin, ou les assassins, avait en voulu à celui qui avait déclaré son homosexualité, ou simplement à un homme qui dérangeait.
Son œuvre artistique et intellectuelle, politiquement engagée, a marqué la critique, malgré une vie privée mouvementée. Doué d'éclectisme, il se distingue dans de nombreux domaines. Connu notamment pour son engagement à gauche, mais se situant toujours en dehors de l'institution, il est un observateur des transformations de la société italienne de l'après-guerre, et ce, jusqu'à sa mort en 1975. Son œuvre suscite souvent de fortes polémiques (comme à son dernier opus, Salò ou les 120 Journées de Sodome, sorti en salles l'année même de sa mort), et provoque des débats par la radicalité des idées qu'il y exprime, se montrant très critique envers les habitudes bourgeoises et la société consumériste italienne alors émergente, prenant très tôt ses distances avec un certain esprit contestataire de 1968 dont il révèle l'hypocrisie.
Avec plus de quatorze prix et neuf nominations, l'art cinématographique de Pier Paolo Pasolini s'impose dès 19622 avec notamment L'Évangile selon saint Matthieu puis avec Les Contes de Canterbury.

Les honneurs de la RATP

Du 14 au 21 octobre, la RATP a habillé deux stations Rome (ligne 2) et Place d'Italie (ligne 6) aux couleurs de l'univers cinématographique de Pasolini. A cette occasion, la RATP a rebaptisé ces deux stations, ROma et Piazza d'Italia. Les cadres des quais sont habillés de photos grand format tirées de huit films célèbres.

La position de Pasolini sur l'avortement.

L'avortement: un homicide
"Je suis traumatisé par la législation de l'avortement, parce que je la considère comme une législation de l'homicide. Dans mes rêves et dans mon comportement quotidien -c'est quelque chose de commun à tous les hommes- je vis ma vie prénatale, mon heureuse immersion dans les eaux maternelles: je sais que là, j'étais vivant. Je me contente de dire cela parce que, au sujet de l'avortement, j'ai des choses plus urgentes à dire. Que la vie est sacrée, c'est évident: c'est un principe  encore plus fort que tout principe démocratique et il est inutile de le répéter"[1].

La liberté sexuelle: une convention sociale

"Aujourd'hui, la liberté sexuelle de la majorité est en réalité une convention, une obligation, un devoir social, une anxiété sociale, une caractéristique inévitable de la qualité de vie du consommateur. Bref, la fausse libéralisation du bien être a créé une situation tout aussi folle et peut-être davantage que celle du temps de la pauvreté. En effet: ... le résultat d'une liberté sexuelle "offerte" par le pouvoir est une véritable névrose générale. La facilité a créé l'obsession; parce qu'il s'agit d'une obsession induite et imposée, qui dérive du fait que la tolérance du pouvoir concerne uniquement l'exigence sexuelle exprimée par le conformisme de la majorité"[2].
"La question morale ... se pose à qui avorte, qui aide à avorter, qui est d'accord avec cet avortement.... Dans l'acte de penser à la vie et à son inéluctable déroulement pragmatique, ce qui compte, c'est la raison: qui ne se contraint jamais, ni ne compose avec quoi que ce soit. Elle sanctionne les principes, par les faits, même si elle ne peut partir que de faits... Il n'existe aucune bonne raison pratique qui justifie la suppression d'un être humain, même dans les premiers stades de son évolution. Je sais que dans aucun autre phénomène de l'existence on ne trouve une aussi furieuse, totale et essentielle volonté de vie que dans le fœtus. Sa volonté d'actualiser la potentialité qu'il est, en re-parcourant avec une rapidité foudroyante l'histoire du genre humain, a quelque chose d'irrésistible et par là d'absolu et de joyeux. Même si c'est un imbécile qui va naître. Telle est mon opinion, personnelle s'entend"[3].
"On dira fortuite la coïncidence de mon opinion sur l'avortement avec celle du  cardinal Florit. En effet j'exclus que l'on ait le droit de parler de massacre des innocents si l'on n'a pas parlé tout aussi publiquement des massacres, par exemple des juifs..." [4].

L'avortement: symbole d'une société de consommation
"Au cours de ces dix dernières années est intervenue la société de consommation, c'est à dire un nouveau pouvoir faussement tolérant qui a relancé le couple sur une très grande échelle, en privilégiant tous les droits de son conformisme. Mais ce qui intéresse un tel pouvoir, ce n'est pas un couple générateur d'enfants (prolétaires), mais un couple consommateur (petit bourgeois): il a donc déjà in pectore l'idée de la législation de l'avortement (comme il avait déjà celle de la ratification du divorce)... Il faut lutter avant tout contre la fausse tolérance du nouveau pouvoir totalitaire de la consommation en s'en écartant avec toute l'indignation du monde"[5].
"Le nouveau pouvoir de consommation permissif s'est purement et simplement servi de nos conquêtes mentales de laïques, d'intellectuels éclairés, de rationalistes, pour édifier son voligeage de faux laïcisme, de fausse intelligence éclairée, de fausse rationalité. Il s'est servi de nos dé-consécrations pour se libérer d'un passé qui... ne lui servait plus. Toutefois, par compensation, ce nouveau pouvoir a développé au maximum sa seule possibilité de sacré: le caractère sacré de la consommation comme rite et, naturellement, de la marchandise comme fétiche"[6].
"Dans la réalité, les dignitaires démocrates-chrétiens, avec leurs démarches d'automates et leurs sourires, cachent le vide. Le pouvoir réel agit sans eux et ils n'ont entre les mains qu'un appareil inutile, qui ne laisse plus de réels en eux que les leurs mornes complets vestons"[7].
" Le passage d'une époque humaine à une autre, dû à l'avènement de la consommation et de son hédonisme de mase: c'est un évènement qui... a constitué une véritable révolution anthropologique"[8].

Ce lien que fait Pasolini entre avortement et consommation rappelle l'analyse de Fabrice Hadjadj sur l’avortement, le suicide et l’euthanasie, promus par une « société industrielle, au nom de la liberté et du bien être, mais en vérité pour mieux exploiter ses consommateurs »[9]. L’auteur voit dans ces pratiques une analogie avec le cannibalisme : « Sans doute ne mangeons nous pas les avortons directement, mais il est assez notoire que nous voulons nous sustenter grâce à eux.…  On peut donc, en mangeant son pain, manger un peuple, et a fortiori un enfant de ce peuple. De fait, dès que ma pitance est issue de l’exploitation d’un pauvre, dès que je la tire d’une quelconque injustice, je suis cannibale, je broie ce pauvre avec ma nourriture... et cette coutume est des plus courantes… Nous sacrifions nos enfants pour obtenir notre bien être, pour être mieux à même de consommer… On pratique, pour plus de confort, l’avortement médicamenteux à domicile... C’est ainsi que l’on communie de nos jours à la « pâte d’avorton ». La religion du consommateur se fonde sur cette parodie de l’eucharistie. Mais cette parodie est une véritable manducation de l’innocent » [10]. Le propos est dur ! Il nous renvoie pourtant à l’inconscient de nos comportements.

L'avortement: une libération pour le mâle!
"Pour le mâle, l'avortement a une symbolique de libération: être inconditionnellement favorable à l'avortement lui semble être un brevet d'intelligence éclairée, de progressisme, d'absence de préjugés et de capacité de provocation. C'est, en somme, un très beau jouet (qui fait plaisir). Voilà pourquoi l'on a tant de haine pour qui rappelle qu'une grossesse non voulue peut-être, sinon toujours coupable, du moins coupable par imprudence. Et que si la pratique conseille ... de dépénaliser l'avortement, ce n'est pas pour cela qu''il cesse d'être une faute pour la conscience  Ce n'est pas l'anticonformisme qui justifie cette idée : et qui d'anticonformisme ne possède qu'un abortisme fanatique, en est à coup sûr irrité et fâché. Il recourt alors aux méthodes les plus archaïques pour se débarrasser d'un adversaire qui le prive du plaisir de se sentir sans préjugés et d'avant garde"[11].

Une permissivité sexuelle destructrice pour les jeunes
"La société permissive... impose une précocité génératrice de névroses. Gamins et gamines à peine pubères ont -dans l'espace obligé d'une permissivité qui rend la normalité paroxystique- une expérience du sexe qui leur enlève toute exaltation dans ce domaine, toute possibilité de sublimation dans les autres. On pourrait dire que les sociétés répressives avaient besoin ...de soldats, ainsi que de saints et d'artistes, tandis que la société permissive n'a besoin que de consommateurs"[12].

Les pauvres,  premières victimes.
Pasolini poursuit son analyse en disant:"Jusqu'à il y a quelques années, les pauvres d'entre les pauvres, les plus pauvres des pauvres étaient des modèles purs du comportement de la société pauvre: d'autant plus purs, justement, qu'ils étaient pauvres. ... Ils étaient porteurs des vieilles cultures particularistes... Leur vie se déroulait à l'intérieur de ces cultures qui, dans l'optique bourgeoise, étaient d'énormes ghettos.... En réalité, celui qui vivait dans ces "réserves" était pauvre mais absolument libre. Ce qui le conditionnait, c'était sa pauvreté, c'est à dire quelque chose qui lui était intérieur... Les pauvres se sont tout d'un coup retrouvés privés de leur culture, privés de leur langue, privés de leur liberté: en un mot, privés des modèles dont la réalisation représentait la réalité de la vie sur cette terre"[13].

Des thématiques déjà dénoncées par Aldous Huxley dans "le meilleur des mondes"

Cet écrivain britannique, (1894-1963) s'était posé en observateur critique des usages, des normes sociales et des idéaux et se préoccupait des applications potentiellement nuisibles à l'humanité du progrès scientifique. Les extraits de son roman "le meilleur des mondes" sont curieusement assez proches de ce que pense Pasolini:
« Pour étouffer par avance toute révolte, il ne faut pas s’y prendre de manière violente. Les méthodes du genre de celles d’Hitler sont dépassées. Il suffit de créer un conditionnement collectif si puissant que l’idée même de révolte ne viendra même plus à l’esprit des hommes. L’idéal serait de formater les individus dès la naissance en limitant leurs aptitudes biologiques innées.
Ensuite, on poursuivrait le conditionnement en réduisant de manière drastique l’éducation, pour la ramener à une forme d’insertion professionnelle. Un individu inculte n’a qu’un horizon de pensée limité et plus sa pensée est bornée à des préoccupations médiocres, moins il peut se révolter. Il faut faire en sorte que l’accès au savoir devienne de plus en plus difficile et élitiste.
Que le fossé se creuse entre le peuple et la science, que l’information destinée au grand public soit anesthésiée de tout contenu à caractère subversif. Surtout pas de philosophie. Là encore, il faut user de persuasion et non de violence directe : on diffusera massivement, via la télévision, des divertissements flattant toujours l’émotionnel ou l’instinctif. On occupera les esprits avec ce qui est futile et ludique. Il est bon, dans un bavardage et une musique incessante, d’empêcher l’esprit de penser.
On mettra la sexualité au premier rang des intérêts humains. Comme tranquillisant social, il n’y a rien de mieux. En général, on fera en sorte de bannir le sérieux de l’existence, de tourner en dérision tout ce qui a une valeur élevée, d’entretenir une constante apologie de la légèreté ; de sorte que l’euphorie de la publicité devienne le standard du bonheur humain et le modèle de la liberté.
Le conditionnement produira ainsi de lui-même une telle intégration, que la seule peur – qu’il faudra entretenir – sera celle d’être exclus du système et donc de ne plus pouvoir accéder aux conditions nécessaires au bonheur. L’homme de masse, ainsi produit, doit être traité comme ce qu’il est : un veau, et il doit être surveillé comme doit l’être un troupeau. Tout ce qui permet d’endormir sa lucidité est bon socialement, ce qui menacerait de l’éveiller doit être ridiculisé, étouffé, combattu.
Toute doctrine mettant en cause le système doit d’abord être désignée comme subversive et terroriste et ceux qui la soutienne devront ensuite être traités comme tels. On observe cependant, qu’il est très facile de corrompre un individu subversif : il suffit de lui proposer de l’argent et du pouvoir
 ».

 


[1] interview dans "Corriere della sera" le 19.1.1975 Source:  (Pasolini- Écrits corsaires- Flammarion 1987 - p.144)

[2] interview dans "Corriere della sera" le 19.1.1975 Source:  (Pasolini- Écrits corsaires- Flammarion 1987 - p.145)

[3] interview dans "thalassa" le 25.1.1975 Source:  (Pasolini- Écrits corsaires- Flammarion 1987 - p.160)

[4] interview dans "thalassa" le 25.1.1975 Source:  (Pasolini- Écrits corsaires- Flammarion 1987 - p.162)

[5] interview dans "Corriere della sera" le 19.1.1975 Source:  (Pasolini- Écrits corsaires- Flammarion 1987 - p.150)

[6] interview dans "Corriere della sera" février 1975 Source:  (Pasolini- Écrits corsaires- Flammarion 1987 - p.178)

[7] interview dans "Corriere della sera" 1.2.1975 Source:  (Pasolini- Écrits corsaires- Flammarion 1987 - p.188)

[8] interview dans "Corriere della sera" 18.2.1975 Source:  (Pasolini- Écrits corsaires- Flammarion 1987 - p.194)

[9] « Réussir sa mort » Fabrice Hadjadj, Presses de la Renaissance, 2005, p. 194

[10] Ibid., pp. 196 et 200

[11] interview dans "Corriere della sera" février 1975 Source:  (Pasolini- Écrits corsaires- Flammarion 1987 - p.173)

[12] interview dans "Corriere della sera" février 1975 Source:  (Pasolini- Écrits corsaires- Flammarion 1987 - p.174)

[13] "Luigi Cancrini" dans les éditions Mondadori, 1973-  Source:  (Pasolini- Écrits corsaires- Flammarion 1987 - p.216)