"Bientôt on choisira son sexe le temps d'un séjour dans un club de vacances". C'est le titre d'un article intéressant paru dans "le Point.fr" du 8 juin 2013. On y lit un entretien avec le psychiatre Guy Maruani, auteur d'une pièce de théâtre, Figue et noix, qui montre que", en masquant la différence des sexes, la psyché collective tente de juguler la mort en attendant de la vaincre".
Source: Le Point.fr du 8.6.2013
Information "les2ailes.com"
Nous reprenons ici l'intégralité de l'article du Point.fr rédigé par Laurence Neuer:
L'évolution des techniques médicales a élargi les horizons des parents potentiels. Concernant les enfants, elle a brouillé les cartes : enfants de couples hétérosexuels, enfants adoptés par des couples de même sexe, enfants nés d'une PMA avec donneur et adoptés par l'épouse de la mère biologique, enfants nés d'une GPA qui ignorent l'identité de leur génitrice ou dont l'origine maternelle est fractionnée entre la femme qui les a portés, celle qui a donné ses ovocytes et celle qui les élève. Sans oublier les enfants nés d'une "aventure", non reconnus par un "père" (désigné comme tel par la mère) qui estime qu'il n'est pas le leur. Ceux-là disposent de l'arme de l'ADN pour faire établir leur filiation paternelle. À moins qu'ils ne soient adoptés par la future femme de leur mère... Mais, dans ce cas, ils pourraient un jour se retrouver avec trois parents... Ce n'est pas tout. La médecine n'en finissant pas de nous étonner, cette liste non exhaustive pourrait aussi compter les enfants adultérins de transsexuels portés par leur conjointe légitime. C'est précisément le sujet de la pièce de théâtre, Figue et noix, écrite par le psychiatre Guy Maruani. Le Point.fr l'a rencontré. Entretien.
Le Point.fr : Un transsexuel tombe "enceint" de son amant gay... Sa femme légitime, elle, tombe des nues... Va-t-elle porter l'embryon et accoucher de l'enfant ? Mais qui sera le père ? Et la mère ? On rit et on a le vertige. Quelle petite bête a piqué votre plume ?
Guy Maruani : Cette pièce, qui a été jouée à Bruxelles par des psychothérapeutes de Psy-Pluriel, est la mise en scène ludique des idées que j'avais développées dans les années 1980 mais qui n'avaient pas été bien comprises à l'époque. Pendant près de vingt siècles, nous avons été régis par l'adage du droit romain : "Mater certissima, pater semper incertus" (la mère est tout à fait certaine, le père toujours incertain). Mais ce principe s'est inversé : la mère biologique peut aussi bien être celle qui donne ses ovocytes que celle qui porte l'enfant (mère utérine). En revanche, aujourd'hui, avec l'ADN, on est sûr du père biologique, ce qui peut même l'amener à payer une pension alimentaire à son enfant né d'une brève rencontre. Dans la pièce Figue et noix, en revanche, on ne sait plus qui est le père et qui est la mère, ni d'ailleurs s'il existe des hommes et des femmes... Mais il s'agit d'une comédie qui se termine bien, au nom de l'amour. Il va de soi que j'ignore comment ça se passera dans la vraie vie, souvent tragique.
À cet égard, dans un article publié en 1986, vous écriviez en effet de manière extraordinairement prophétique : "On ne sait plus si le père est celui qui féconde ou celui qui nourrit, si la mère est celle qui accouche ou celle qui berce... La sexualité devient une affaire de corps, alors que la procréation devient une affaire de laboratoire."
Et cette évolution s'est faite en trois temps. Premier temps : l'allaitement artificiel. Deuxième temps : les préservatifs, la contraception et l'avortement médicalisé, qui vont avoir pour effet de dégager la sexualité de la reproduction. Les femmes deviennent libres de leur corps. En même temps, les techniques de procréation et le bébé éprouvette annoncent que, un jour ou l'autre, les enfants seront totalement fabriqués en laboratoire. Cette disjonction entre sexualité-procréation et sexualité-reproduction fait un pas supplémentaire avec l'arrivée du sida. Et c'est le troisième temps de cette évolution : la société prend acte d'une sexualité homosexuelle uniquement fondée sur le plaisir. Mais il faut aussi comprendre que, si nous en sommes là, c'est parce que la science est au service du système capitaliste dont le but est de créer de la plus-value.
Dénier la scène primitive
En somme, la loi du marché s'est emparée de la reproduction humaine ?
En effet. Les comportements sexuels ont été gagnés par l'esprit de "marché" et la théorie du libre-échange qui est au coeur du système capitaliste post-moderne. On est libre d'utiliser son corps avec des partenaires multiples, pour des relations hétéro ou homosexuelles, pour des expériences sexuelles de groupe, etc. C'est le quatrième temps de ce que Freud appelait "la morale sexuelle occidentale" : la pulsion sexuelle est libre, à condition de ne pas servir la reproduction. Autrement dit, le corps n'est plus qu'un objet à condition de le dégager de la filiation.
Comment cette évolution se traduit-elle en termes d'inconscient ?
En termes psychanalytiques, la maîtrise de la reproduction est une défense contre le complexe d'OEdipe dont la plupart des praticiens s'accordent à dire qu'il organise la psyché d'un être humain. Elle dénie la scène primitive, c'est-à-dire le fantasme inconscient de la relation sexuelle entre les parents dont on est né. On va ainsi vers l'enfant narcissique, calculé. On ne transmet plus la vie en vrac, sans compter.
Vous écriviez aussi que la sexualité est confrontée à l'abolition de la différence des sexes : pourriez-vous décrypter cette pensée prémonitoire en regard de la théorie du genre qui refait surface aujourd'hui ?
Tom Wolfe, dans son roman Un homme, un vrai publié en 1999, faisait allusion à cette question en assimilant la femme idéale convoitée par les hommes d'affaires à un "garçon avec des seins " ("a boy with breast"). La mode unisexe qui certes traduit les modifications morphologiques de la jeune génération, plus élancée et plus homogène dans son allure, métaphorise aussi la tendance de notre société à remplacer le naturel par l'artificiel, culturel et industriel à la fois. Dégagé de l'identité sexuelle, le sujet est libre de flotter dans un registre de convertibilité totale. Bientôt on choisira son sexe le temps d'un séjour dans un club de vacances...
"Un érotisme d'impubères"
Certains évoquent la "fin d'une civilisation". Philippe Muray par exemple, avec l'humour cynique qui le caractérise, avançait l'hypothèse de la "fin de l'histoire" véhiculée par l'indifférenciation généralisée. Qu'en pensez-vous ?
Dès lors que le modèle technologique et narcissique de la reproduction humaine s'impose, la civilisation telle que nous la connaissons est terminée. Le choc que cela produit est aussi fort que celui qui a eu lieu lorsqu'une micro-société humaine du côté de Jérusalem a décidé il y a de cela plus de vingt cinq siècles de culpabiliser l'homosexualité, la prostitution et l'infanticide, et cette conception a court-circuité la philosophie grecque et a imprégné les valeurs chrétiennes puis juridiques de l'Occident. On peut donc percevoir les changements sociétaux d'aujourd'hui comme un retour au paganisme. Ce monde sera-t-il pire ou meilleur qu'aujourd'hui ? Peut-on construire une nouvelle civilisation sans matriarcat ni patriarcat, et où la prohibition de l'inceste n'aurait aucun sens biologique ? Il est trop tôt pour se prononcer. Reste que l'unisexe renvoie à un érotisme d'impubères...
Cette infantilisation menace-t-elle la notion même de l'humain ? Dès lors que la dimension sexuée disparaît, le tragique de l'existence s'éclipse...
La reproduction sexuée implique obligatoirement, selon la théorie de l'évolution, la mort des individus au profit de la persistance voire de l'amélioration de l'espèce. En masquant à coups d'éprouvettes, de chirurgie plastique et de sex-toys la différence des sexes, la psyché collective tente de juguler la mort - en attendant peut-être de la vaincre un jour ; l'immortalité est en effet l'horizon fantasmatique de la technomédecine.
Dans l'intervalle, que nous serine-t-on ? "Il n'y a que du maintenant, je suis ce que je veux être", du moins je le crois, ou plus exactement tout me pousse à le croire, tous les produits, y compris culturels, que je consomme me poussent à le croire. À force de bouleverser les fondements imaginaires de notre société, c'est un monde nouveau, sans transcendance, qui nous est proposé, voire imposé.
Comment percevez-vous le fait de réduire les différences entre l'homme et la femme à des "genres" déconnectés du biologique ?
Oui, s'attaquer aux différences entre l'homme et la femme en les réduisant à des "genres", ignorer le "roc du biologique", prôner l'unisexe, le transsexualisme, les méthodes de PMA, la multiplication des figures parentales, revient, comme toujours, à aliéner le désir par le discours. C'est la version actuelle de la lutte contre la terreur inconsciente liée au désir : au Moyen Âge chrétien, une bonne partie de la population vivait dans des monastères en séparant les sexes, dans l'islam rigoriste on essayait de gommer les femmes de l'espace public... Parce qu'au fond la sexualité psychique, la vraie, celle où on assume d'être né d'un père et d'une mère et d'en mourir, est très difficile et peut-être impossible à tenir. Et si le destin de l'humanité était de s'en affranchir ?