Quand on parle de doctrine sociale de l’Eglise, on se heurte à deux écueils :
♦ Les uns lui reprochent  de dater de Léon XIII et d’être vieillotte. C’est faux : la lecture du « compendium » de cette doctrine surprend par sa modernité.
♦ D’autres n’y voient que des « principes » abstraits et complexes comme ceux de bien commun, de destination universelle des biens, de subsidiarité, d’économicité, ou de gratuité.
Cette seconde difficulté est plus réelle. Comment vulgariser cette doctrine  pour y faire adhérer le plus grand nombre? Comment s’appuyer sur nos expériences personnelles plutôt qu’en appeler à la théologie?

R. Il faut accepter de faire un détour par cette expérience personnelle qu’est l’exercice de notre conscience.
En effet, la Doctrine Sociale de l'Eglise peut se résumer à un appel de chacun à contribuer à l’épanouissement maximum des "inclinations "de chaque membre de la communauté humaine. C’est un appel au « développement intégral » des hommes.
Or les "inclinations" sont une des caractéristiques de notre conscience et nous sommes tous en mesure d'en faire l'expérience.

Dossier "Ordinatissima.com"

En résumé

1- Toute conscience est poussée par des inclinations positives,

Les différentes catégories d'inclinations  de notre conscience, conservatrices, altruistes ou supérieures, permettent de nous introduire de façon simple dans les principes de la Doctrine sociale de l'Eglise

2.  Les inclinations conservatrices : source du principe de "destination universelle des biens"

L'origine du principe de destination universelle des biens de la terre  réside dans le fait que la personne ne peut pas se passer des biens matériels qui répondent à ses besoins primaires

3-    Les inclinations altruistes, sources du principe de "bien commun"

Par bien commun on entend cet ensemble de conditions sociales qui permettent, tant aux groupes qu'à chacun de leurs membres, d'atteindre leur perfection d'une façon plus totale et plus aisée.

4-    Les inclinations supérieures, vers le vrai, le beau, l’unité, la dignité et même le divin.

Ces valeurs sont supérieures aux principes précédents : l'Église, « au-delà des principes qui doivent présider à l'édification d'une société digne de l'homme, indique aussi des valeurs fondamentales ».

5- Les principes de subsidiarité et de gratuité

Au plus profond de notre conscience, toute vérité donnée a d’abord été reçue : j’ai donc une dette. « Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement » (Mt 10, 8)
C’est une réflexion sur le don et la dette qui permet de fonder deux autres principes: celui de subsidiarité et celui de gratuité. 


1- Toute conscience est poussée par des inclinations positives,

La conscience se définit comme le lieu du débat entre la vérité et notre liberté d’agir.
♦ Sans vérité, point de conscience. La liberté est une obéissance à la Vérité, car toute rupture de ce lien entre VERITE et LIBERTE conduit à tous les subjectivismes et nous met à la merci des idéologies  et des propagandes.
♦ Sans liberté, point de conscience non plus : son vrai sens ne consiste pas à être « libre de faire » ce que je veux, mais à être « libre pour faire » quelque chose pour autrui.

En effet, comment juger de la qualité de nos choix ? Nous la mesurons en évaluant leurs fruits. L’intention de nos actes, c’est le bien de l’autre. Pour que nos actes fassent du bien, il faut vérifier qu’ils font du bien. Le bien fait du bien ! Sans autrui, notre conscience serait vide d’objet.
Malheureusement, il est évident que le mal n’est jamais loin. C’est l’expérience de Saint-Paul (Rom 7 14-25) : « si je fais ce que je ne veux pas, [c’est] … le péché qui habite en moi ». Eh oui : le mal est là ! Il est tentant. Mais le mal nous est extérieur. La tentation dépasse notre nature. Saint-Paul ajoute : « je sais que … vouloir le bien est à ma portée ». Pourquoi ? Parce que Dieu nous a créés, dès l’origine, avec des inclinations naturelles positives.

Quelles sont-elles?

  • ♦ Les inclinations conservatrices : la survie, la reproduction, …
  • ♦ Les inclinations altruistes, qui nous conduisent vers l’autre, le don, la justice, l’union, qu’elle soit amicale, sexuelle, ou simplement pacifique, …
  • ♦ Les inclinations supérieures vers le vrai, le beau, l’unité, la dignité et même le divin.

Entrons dans le détail de ces inclinations pour comprendre la doctrine sociale de l'Eglise.

2.  Les inclinations conservatrices : source du principe de "destination universelle des biens"

L’homme, pour satisfaire à ses désirs de survie et de reproduction doit avoir à sa disposition un minimum de biens matériels, de biens propres, donc appropriables, et de biens qui se consomment.
C’est parce qu’ils sont indispensables à la vie et à la survie que ces biens sont appelés à une « destination universelle des biens ».

Écoutons ce que dit le Compendium (CDSE): « C'est là l'origine de la destination universelle des biens de la terre … En effet, la personne ne peut pas se passer des biens matériels qui répondent à ses besoins primaires … pour se nourrir et croître, pour communiquer, pour s'associer et pour pouvoir réaliser les plus hautes finalités auxquelles elle est appelée » (§ 171-172)[1]

Ce principe ne concerne pas que les biens de base. Il en est de même pour les « biens nouveaux », issus de la technique  et du savoir: « ils doivent être mis au service  des besoins primordiaux de l’homme, afin que le patrimoine commun de l'humanité puisse progressivement s'accroître » (§ 179)

Approfondissons encore ce principe :
Notre inclination à la survie nous pousse à l’appropriation de ces biens. C’est pourquoi, l’Eglise ne récuse pas le « droit de propriété » : « L’homme est ainsi fait que la pensée de travailler sur un fonds qui est à lui, redouble son ardeur » (Rerum novarum, n° 35-3). Toutefois, « tous les droits, … y compris ceux de propriété et de libre commerce,   sont subordonnés à la destination universelle des biens » (§ 171).

La propriété sous forme coopérative serait-elle un meilleur modèle?
Le compendium est très clair à ce sujet : La « mise en communauté » des biens n’est pas un « bien commun »: « Destination et usage universel ne signifient pas que tout soit à la disposition de chacun ou de tous, ni même que la même chose serve ou appartienne à chacun ou à tous.  » (§ 173).

Enfin, on ne peut pas parler de « destination universelle des biens », sans parler du sens du travail. En effet, comme le dit Saint-Paul : « Aucun chrétien … ne doit se sentir en droit de ne pas travailler et de vivre aux dépens des autres » (2 Th 3, 6-12)
La doctrine sociale rappelle que « le travail appartient à la condition originelle de l'homme et précède sa chute; il n'est donc ni une punition ni une malédiction ». (§ 256). Le travail est à la fois un devoir et un droit :
-   Un devoir car « la conscience du caractère transitoire de la « scène de ce monde » ne dispense d'aucun engagement historique, et encore moins du travail » (§ 264)
-   Un droit fondamental, « … en raison de son caractère de nécessité… Le travail est nécessaire pour fonder et faire vivre une famille, pour avoir droit à la propriété,  pour contribuer au bien commun de la famille humaine » (§ 287).

C’est tellement majeur que l’Eglise parle d’ « écologie sociale » celle "du travail [pour] contribuer au bien commun"(§ 340).

3-    Les inclinations altruistes, sources du principe de "bien commun"

Après les  inclinations conservatrices, on parle d’inclinations altruistes, celles qui nous conduisent vers l’autre, le don, la justice, l’union qu’elle soit amicale, sexuelle, ou simplement pacifique, …

Prenons des exemples :
Si la nourriture ou un soin sont des biens indispensables à la survie, l’abondance et la santé sont des concepts plus larges.
Ce sont des biens qu’on ne s’approprie pas personnellement. On ne les consomme pas. On en bénéficie.  D’une manière plus générale, tout ce qui pousse à la justice, la paix, la sécurité, relève de ce que l’Eglise appelle le « bien commun ».

Qu’en dit l’Eglise ?  « Le bien commun est et demeure commun, car indivisible et parce qu'il n'est possible qu'ensemble de l'atteindre, de l'accroître et de le conserver… Le bien commun peut être compris comme la dimension sociale et communautaire du bien moral.» (§ 164).

Parler de « bien moral » n’est pas facile aujourd’hui. Pourtant l’Eglise est claire: « Par bien commun on entend cet ensemble de conditions sociales qui permettent, tant aux groupes qu'à chacun de leurs membres, d'atteindre leur perfection d'une façon plus totale et plus aisée » (§ 164).

4-    Les inclinations supérieures, vers le vrai, le beau, l’unité, la dignité et même le divin.

Ces valeurs sont supérieures aux principes précédents : l'Église, « au-delà des principes qui doivent présider à l'édification d'une société digne de l'homme, indique aussi des valeurs fondamentales ».

Ces valeurs sont en particulier celles-ci :

  • ♦ La vérité : « Les hommes sont tenus de façon particulière à tendre continuellement vers la vérité, à la respecter et à l'attester de manière responsable » (§ 198)
  • ♦ La liberté : « La valeur de la liberté est respectée quand il est permis à chaque membre de la société de réaliser sa vocation personnelle » (§ 200)

Ce sont toutes ces valeurs qui fondent tous les autres grands principes de la doctrine sociale de l’Eglise :

  • Les principes de dignité (§ 107, 160) et d’unité (§ 127, 149) de la personne humaine
  • Les principes d’universalité et d’indivisibilité (§ 154)
  • Le principe de solidarité et de collaboration ou principe d’amitié (§103)

5- Les principes de subsidiarité et de gratuité

En observant le fonctionnement de notre conscience, on peut approfondir en disant que « la liberté est obéissance à la Vérité ». On réalise alors qu’au plus profond de notre conscience, toute vérité donnée a d’abord été reçue : j’ai donc une dette. « Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement » (Mt 10, 8)

C’est une réflexion sur le don et la dette qui permet de fonder deux autres principes: celui de subsidiarité et celui de gratuité.

a)   La subsidiarité

Le don ne se délègue pas. C’est pourquoi on peut parler de principe de subsidiarité.
Cela signifie que « toutes les sociétés d'ordre supérieur doivent se mettre en attitude d'aide (« subsidium ») par rapport aux sociétés d'ordre mineur ». (§ 186)
Ce principe est essentiel et sa négation « limite et parfois même annule l'esprit de liberté ». (§ 187)
À l'application du principe de subsidiarité correspondent: « le respect et la promotion effective de la primauté de la personne et de la famille » (§ 187). C’est tellement majeur que l’Eglise parle d’écologie humaine en disant : "la première structure fondamentale pour une “écologie humaine” est la famille", (§ 212).

b)  Le principe de gratuité

Pourquoi le don fonde-t-il le principe de la gratuité en économie?

L’Eglise, on l’a vu, ne récuse pas le droit à la propriété. Mais cela peut ne pas suffire à la satisfaction des besoins primaires. Les concepts de prêt et d’échange peuvent donc permettre à qui n’a pas de bien d’emprunter une partie de ceux des autres. L’économie de marché, fondée sur ces concepts, n’est licite que si les échanges sont volontaires et librement consentis.  Elle met en vis-à-vis, comme l’explique bien l’économiste Bernard Cherlonneix, d’un côté un créancier qui a un droit –sa créance- et de l’autre côté un débiteur qui a un devoir –sa dette-. En cela, « un vrai marché concurrentiel est un instrument efficace pour atteindre d'importants objectifs de justice » (§ 347), pour contribuer à plus d’équilibre entre l’expression du droit et du devoir.

L’Eglise ne méconnait donc pas les faits, et sait que les échanges peuvent contribuer  à améliorer la diffusion  des biens indispensables.

Mais sous l’influence du mal, le créancier, en quelque sorte, est tenté de s’approprier le débiteur et d’en faire son esclave. Le marché, dès lors, peut ne plus servir  le « bien commun » si le débiteur perd sa liberté. Plus les échanges se multiplient dans la société, plus existe le risque d’une nébuleuse d’égoïsmes d’ayant-droits et de plaideurs. Les créances réciproques s’accumulent. La tradition du jubilé se perd.

Il faut donc rechercher la solution dans l’économie du don et de la gratuité. C’est le don qui nous rend responsable d’autrui et donne une dimension spirituelle au bien matériel.

Pourquoi ? Parce que dans l’échange, je suis « ton créancier » et autrui est « mon débiteur ». Dans le don, je deviens « ton obligé » et autrui devient « mon frère ». Par là, l’économie du don atteste de la présence de Dieu. Grâce à l’économie de la gratuité, la surface de la sociabilité augmente, car sa capacité d’imagination est accrue. On peut dire que l’économie de l’échange est une forme atténuée de l’économie de la gratuité.

Benoit XVI, dans Caritas in Veritate a été formel : «  le principe de gratuité et la logique du don doivent trouver leur place à l’intérieur de l’activité économique normale… sans la gratuité on ne parvient même pas à réaliser la justice » (CV 36-38).

Ces deux principes de subsidiarité et de gratuité ne sont pas les moins importants.

POUR CONCLURE

L’approche de la doctrine, à partir des inclinations de la conscience, montre à quel point ces principes reposent sur la loi naturelle (§2). Ils se renvoient les uns aux autres et s’éclairent mutuellement (§ 9). Le compendium justifie une approche de vulgarisation à partir des inclinations de la conscience: « Le bien commun découle des inclinations les plus élevées de l'homme », (§ 167).


[1] Les n° de § cités sont ceux du Compendium de la Doctrine Sociale de l’Eglise, sauf références plus précises.