« Je définis la culture ainsi : c’est tout ce que les hommes ont imaginé pour façonner le monde, pour s’accommoder du monde et pour le rendre digne de l’homme » (Aimé Césaire)
Le 7 janvier 2025, Science et vie titrait : « Comment les espèces s’adaptent-elles face à l’activité humaine ? » Et le 12 janvier, ConsoGlobe titrait un autre article du même style « Arbres, animaux… Comment les espèces s’adaptent aux humains ? ».
Les exemples donnés dans ces deux articles sont les mêmes et sont tirés d’un article publié dans The Guardian : Des arbres « qui rétrécissent », des « éléphants sans défense… pour se défendre » ! Amusants comme sous-titres ! On nous explique que « on a vu des éléphants perdre [sic] leurs défenses afin de survivre aux appétits assassins des braconniers. » La sémantique est fausse. Ils n’ont pas "perdu" leurs défenses. Mais, les éléphants qui, génétiquement n’avaient pas de défenses, n’ont pas été braconnés, et ce sont eux qui se sont multipliés. Peut-on qualifier cela d’une « adaptation » ou d’une « évolution » ? La problématique est identique pour la hauteur des arbres en fonction du climat.
L’Académie des sciences avait le mérite d’aborder la question en s’interrogeant en 2017 : « Quelles espèces s’adapteront au changement climatique ? ». Or, il y a une nuance entre s’adapter à l’homme et s’adapter à la période chaude contemporaine. Confondre les deux, c’est induire indirectement que l'homme serait responsable de la période chaude contemporaine. C'est très insidieux et partial.
Le seul fait d’utiliser le mot « adaptation » est un autre amalgame très à la mode. Il y a une forme d'antispécisme dans ce type d’affirmation. L’animal s’adapterait à l’homme de la même manière que l’homme s’adapte à l’animal.
Pour arrêter ce genre d'amalgame, il faut passer ces idées au crible d’un minimum de philosophie. Certes, on pourra conclure que c'est compliqué et que l'idée de l'animal s'adaptant à l'homme est amusante. Mais un journaliste n'a pas vocation à amuser le lecteur avec les émotions à la mode. Il vaut mieux s'abstenir que d'être simpliste.
Les concepts philosophiques qui suivent permettent de comprendre une différence fondamentale : l’homme transforme, l’animal s’accommode.
Analyse Les2ailes.com
A- L'âme instinctive de l'animal
Les notions d’âme instinctive, âme végétative et âme spirituelle trouvent leur origine dans la tradition philosophique aristotélicienne et ont été reprises par de nombreux penseurs, notamment dans la philosophie médiévale.
1. Aristote et la tripartition de l’âme
Dans son traité De l’âme (Peri Psychês), Aristote distingue trois types d’âmes correspondant aux différentes formes de vie :
• L’âme végétative (psychê phutikê) : propre aux plantes, elle assure les fonctions vitales de nutrition, croissance et reproduction.
• L’âme sensitive (ou instinctive) (psychê aisthêtikê) : propre aux animaux, elle inclut les facultés de perception, de mouvement et d’appétit (désirs, instincts).
• L’âme intellective (ou spirituelle) (psychê noêtikê) : propre aux humains, elle permet la pensée rationnelle et la réflexion.
Aristote considère ces trois âmes comme hiérarchisées : l’âme humaine contient aussi les fonctions végétatives et sensibles, mais s’élève grâce à la raison.
2. Reprises médiévales : Avicenne, Thomas d’Aquin, Maïmonide
• Avicenne (XIe siècle) reprend cette tripartition en insistant sur l’âme intellective comme distincte par sa nature spirituelle et immortelle. Il introduit l’idée que l’intellect peut être influencé par une intelligence séparée (l’Intellect Agent).
• Thomas d’Aquin (XIIIe siècle), influencé par Aristote et la théologie chrétienne, reprend cette distinction en affirmant que seule l’âme intellective (ou spirituelle) est immortelle, car elle est immatérielle et créée directement par Dieu.
• Maïmonide, dans Le Guide des égarés, applique ces catégories à la compréhension de l’intellect prophétique et du lien entre nature et raison dans la tradition juive.
3. Différences philosophiques principales
Végétative
|
Croissance, nutrition, reproduction
|
Plantes, animaux, humains
|
Purement matérielle
|
Meurt avec le corps
|
Sensitive (Instinctive)
|
Sens, désirs, mouvement
|
Animaux, humains
|
Matérielle mais plus complexe
|
Meurt avec le corps
|
Intellective (Spirituelle)
|
Raison, pensée abstraite, libre arbitre
|
humains
|
Immatérielle
|
Immortelle selon Aristote et la tradition chrétienne
|
B- La question de l'immanence
Le lien entre ces catégories d’âmes (végétative, sensitive et intellective) et leur degré d’immanence peut être analysé sous l’angle de leur rapport à la matière et à la transcendance.
1. Définition de l’immanence et de la transcendance
• Immanence : Ce qui est contenu dans un être, ce qui ne dépasse pas l’ordre naturel. Une réalité immanente ne fait pas appel à un principe extérieur (ex. : les lois biologiques de la nature).
• Transcendance : Ce qui dépasse un être ou un ordre donné. Une réalité transcendante dépasse la matière et peut être d’ordre spirituel ou métaphysique (ex. : l’âme immortelle chez Platon ou Thomas d’Aquin).
2. Les degrés d’immanence des trois types d’âmes
Type d’âme
|
Relation avec l’immanence
|
Relation avec la transcendance
|
Végétative
|
Purement immanente : fonctions biologiques automatiques (croissance, nutrition, reproduction)
|
Aucune transcendance : fonctions déterminées par la nature
|
Sensitive (Instinctive)
|
Immanente : perception, mouvement et désirs sont liés à l’organisme.
|
Faible ouverture à la transcendance : l’animal suit son instinct mais n’a pas d’accès au rationnel ou au spirituel.
|
Intellective (Spirituelle)
|
Partiellement immanente : l’intellect agit à travers le corps et les sens.
|
Fortement transcendante : capacité à raisonner, réfléchir sur soi, concevoir l’absolu, et, selon certaines traditions, immortalité de l’âme.
|
- Analyse philosophique du degré d’immanence
• L’âme végétative est entièrement immanente, car elle ne fait qu’exécuter les fonctions biologiques nécessaires à la vie. Il n’y a aucune autonomie ou prise de conscience.
• L’âme sensitive (ou instinctive) est encore fortement immanente, mais avec une complexité plus grande : les animaux ont des perceptions et des désirs, ce qui leur permet d’interagir avec leur environnement de façon plus souple. Cependant, ils restent soumis à leurs instincts.
• L’âme intellective dépasse l’immanence par la transcendance de la pensée et de la conscience : l’être humain peut concevoir des réalités qui n’existent pas immédiatement dans la matière (idées abstraites, concepts moraux, Dieu, etc.).
4. Positions philosophiques sur cette hiérarchie
• Aristote : L’intellect (nous) est potentiellement séparé du corps (immortel dans certaines interprétations). L’âme humaine est à la fois immanente (liée au corps) et transcendante (capable de penser l’universel).
• Plotin (néoplatonisme) : L’âme est essentiellement transcendante, mais elle est temporairement plongée dans le monde matériel. L’objectif est de se détacher de l’immanence pour retrouver son origine divine.
• Thomas d’Aquin : Seule l’âme intellective est réellement transcendante, car elle est créée par Dieu et subsiste après la mort. L’âme végétative et sensitive disparaissent avec le corps.
• Spinoza : Il nie une séparation entre immanence et transcendance : tout ce qui existe est en Dieu (immanence absolue). L’âme humaine a un degré de perfection supérieur, mais elle ne dépasse pas la nature.
• Bergson : L’âme humaine se distingue par son accès à la durée et à la liberté, ce qui lui donne une forme de transcendance face au déterminisme de l’instinct et de la biologie.
Conclusion relative à l'immanence
L’âme végétative et sensitive sont totalement ou presque totalement immanentes, alors que l’âme intellective marque une rupture en introduisant une dimension transcendante, notamment par la pensée abstraite et la conscience de soi.
Cette hiérarchie soulève la question : L’homme est-il un simple être naturel ou a-t-il une dimension réellement métaphysique ? La réponse varie selon les courants philosophiques, certains insistant sur une continuité avec l’animal (matérialisme, spinozisme), d’autres sur une rupture avec l’immanence de la nature (Platon, Thomas d’Aquin, Descartes).
C- La question philosophique de l'adaptation animale à la présence de l'homme
- Définition philosophique de l’adaptation
L’adaptation peut être définie comme le processus par lequel un être vivant modifie son comportement, sa structure ou ses fonctions pour répondre aux conditions de son environnement. Elle peut être :
• Biologique : réponse évolutive aux pressions naturelles (Darwin, Lamarck).
• Psychologique : ajustement des comportements pour maximiser la survie ou le bien-être.
• Cognitive : chez l’humain, capacité à transformer activement son environnement (Piaget parle d’“assimilation” et d’“accommodation” dans l’apprentissage).
• Philosophique : chez des penseurs comme Bergson, l’adaptation est liée à l’élan vital, une force créatrice qui dépasse la simple survie.
Dans le cadre des types d’âmes :
• L’animal (âme sensitive) s’adapte principalement par instinct et apprentissage limité.
• L’homme (âme intellective) modifie activement son environnement et lui donne du sens, dépassant ainsi la simple adaptation passive.
2. L’adaptation réciproque entre l’homme et l’animal
a) L’adaptation de l’animal à l’homme
L’animal peut s’adapter à l’homme de plusieurs manières :
• Domestication : certaines espèces ont évolué pour mieux coexister avec l’humain (ex. : chiens, chats).
• Apprentissage social : certains animaux (dauphins, perroquets, primates) peuvent apprendre par imitation des comportements humains.
• Modification de comportements naturels : un chien adapte son comportement aux attentes humaines (ex. : obéissance, émotions manifestées).
Cependant, cette adaptation reste principalement instinctive et conditionnée. L’animal réagit aux modifications imposées par l’homme, mais ne modifie pas activement son environnement de manière consciente et réfléchie.
b) L’adaptation de l’homme à l’animal
L’homme s’adapte aux animaux de plusieurs façons :
• Compréhension des comportements animaux : il développe des techniques pour apprivoiser et communiquer avec eux (éthologie, dressage).
• Co-évolution culturelle : certaines sociétés intègrent les animaux dans leurs mythes, religions et modes de vie (totémisme, chamanisme).
• Transformation de son environnement pour intégrer les animaux : création d’élevages, d’habitats adaptés, de protections écologiques.
L’adaptation humaine est active et réfléchie. Contrairement à l’animal, l’homme n’est pas seulement réactif, il peut anticiper et conceptualiser son adaptation.
3. Différence fondamentale : l’homme transforme, l’animal s’accommode
On peut dire que l’animal s’adapte à l’homme, mais pas de la même manière que l’homme s’adapte à l’animal.
• L’animal ajuste son comportement mais ne modifie pas son environnement de façon consciente et délibérée. Sa capacité d’adaptation repose sur des mécanismes biologiques et des apprentissages limités.
• L’homme, par son intelligence et sa culture, transforme activement son environnement et adapte les animaux à ses besoins (domestication, conservation, exploitation, élevage, etc.).
Ainsi, l’adaptation de l’animal est passive ou instinctive, alors que celle de l’homme est volontaire et créatrice.
4. Perspectives philosophiques sur cette différence
• Aristote : L’animal vit selon son âme sensitive, limité par ses instincts. L’homme, par son âme intellective, a une supériorité qui lui permet d’adapter la nature à ses besoins.
• Descartes : L’animal est une “machine” régie par des mécanismes déterministes. L’homme, doté d’une âme rationnelle, peut comprendre et manipuler la nature.
• Bergson : L’animal s’adapte par instinct, tandis que l’homme s’adapte par intelligence et intuition créatrice.
• Heidegger : L’animal est “pauvre en monde” car il ne donne pas de sens à son existence. L’homme, lui, structure et transforme le monde à travers la pensée et le langage.
Conclusion relative à l'adaptation animale
L’adaptation homme-animal est asymétrique : l’homme impose des changements et transforme son environnement, tandis que l’animal réagit et s’accommode aux modifications humaines.