Dans un article précédent, nous expliquions les risques  de confusion entre les concepts de monde créé et de  monde naturel.  Ce questionnement n’est pas qu’un exercice sémantique. Une meilleure compréhension théologique de la création est fondamentale dans toute réflexion sur l’écologie. Cette confusion conduit à se méprendre sur des expressions comme « garder la création »  ou « protéger la nature ». Voilà des expressions qui sont sources de confusion si la nature n’est, en définitive, qu’un état dégradé de la création ? L’essentiel ne serait-il pas plutôt de se protéger du mal, du malin qui a précipité et précipite encore toute la création dans une nature corrompue ?
Nous reprenons ici les commentaires de Matthieu Boucart, un laïc, juriste de formation, né vers 1973, qui a créé un blog s’inspirant du philosophe Claude Tresmontant . Il y a publié un « Petit catéchisme sur le péché originel » qui développe ce qu’est la thèse originale de Mgr Léonard ». Il faut toutefois rappelé, qu’il s’agit d’une thèse méta-historique évoquée par de nombreux auteurs allant de saint Jean-Paul II à saint Augustin, et de penseurs et théologiens orthodoxes russes, de Nicolas Berdiaev et Vladimir Lossky à Olivier Clément[1], et aussi le Père Frédéric Masset, Pierre Milliez, Bernard Sesboué[2], le père Gaston Fessard, le Père Florent Urfels[3], etc...

Transcription « les2ailes.com »

Nous ne reprenons ici que les articles 3/4 et 4/4 publiés sur le blog totus-tuus qui s’articule en 4 parties distinctes :

  1. Le monde avant la Chute
  2. Le Péché Originel et la Chute
  3. La thèse originale de Mgr Léonard
  4. Les avantages et limites de la théologie de Mgr Léonard 

3- LA THÈSE ORIGINALE DE MGR LEONARD SUR LE PÉCHÉ ORIGINEL

3.1. Notre Univers, issu du Big Bang, est le monde déchu – d’après la Chute d’Adam et Ève.

3.2. Adam et Ève, ainsi que la réalité du Paradis terrestre et du premier péché, échappent complètement à notre expérience. Il n’existe aucune trace historique de l’existence d’un monde intègre avant l’apparition du premier hominidé.

3.2a. Aussi loin que l’on remonte dans l’histoire naturelle, on observe le jeu implacable de la sélection naturelle, la prédation animale, la cruauté et la mort. Les lois de la nature ici-bas se révèlent cruelles, sanglantes, injustes – elles ont un goût de mort qui ne paraît pas compatible avec la conception biblique du Paradis terrestre. Dès lors : OU BIEN le Paradis terrestre n’a jamais existé (c’est un pur mythe) et le récit du péché originel ne décrit pas une réalité historique (mais alors : on ne peut plus être catholique…). OU BIEN il faut comprendre ce récit AUTREMENT.

3.3. Adam et Ève, ainsi que la réalité du Paradis terrestre et du premier péché, ne se situent pas dans notre temps chronologique. Ils se situent dans UN temps, mais non dans NOTRE temps. 

3.3a. De même qu’Adam est en même temps un être personnel et un être collectif (à l’image du Christ) ; de même, le péché originel est un péché qui, à la fois, a eu lieu dans le passé (un passé se situant au-delà de notre réalité historique, mais qui demeure une réalité) et se produit au présent. 

3.3a.bis. Cela n'a pas plus de sens de dire que le péché originel s'est produit il y a plus de 14 milliards d'années, que de dire que le Christ a plus de 2000 ans aujourd'hui. Notre temps cosmique ne mesure pas plus la distance qui nous sépare d'Adam que celle qui sépare le Christ ressuscité de son incarnation. 

3.3a.ter. "Jésus ressuscité et Marie glorifiée sont actuellement bien RÉELS selon la foi chrétienne, ils existent RÉELLEMENT MAINTENANT, et pourtant, il ne viendrait à l'esprit de personne de les situer géographiquement ou historiquement, tels qu'ils sont maintenant, à l'intérieur du monde présent, puisque, avec leur glorification, a précisément commencé un MONDE NOUVEAU, doté d'une nouvelle qualité d'existence. Jésus ressuscité n'est donc pas quelque part dans notre cosmos. D'une manière comparable, quoique non identique, Adam et son péché ne sont pas à situer à l'intérieur de notre univers avec les lois physiques et biologiques que nous lui connaissons présentement." (Mgr Léonard) 

3.3b. Affirmer que le récit de la Genèse se déroule en un autre lieu et un autre temps que notre Univers issu du Big Bang n’enlève rien à la RÉALITÉ d’Adam et Ève, du Paradis terrestre, du péché originel ; ni à la dimension BIOLOGIQUE des animaux et des hommes créés par Dieu ; ni à la BONTÉ foncière de la matière et des corps – qui préexistaient au péché originel et ne sont donc pas des « prisons ». 

3.3c. "La chute originelle n'est pas représentable à partir des schèmes de notre expérience présente. Si donc on est contraint, par les nécessités du langage, à se représenter quand même le péché d'Adam selon les catégories de notre univers et de notre histoire, on aboutira inévitablement à un scénario mythique comparable à celui qu'utilise la Bible : séduite par les ruses du serpent, Eve mange du fruit défendu et pousse Adam à faire de même, à la suite de quoi ils constatent la profondeur de leur déchéance. Ce récit est évidemment symbolique, non pas parce qu'il raconterait une illusion, mais parce que la réalité qu'il évoque et qui n'appartient pas au monde historique présent - puisqu'elle est justement à son origine - est exprimée dans les termes et selon les schèmes de notre expérience actuelle et donc de manière forcément inadéquate." (Mgr Léonard)

3.3d. Si l’on explique à un athée que le mal vient du péché de l’homme, l’athée va évidemment répliquer que le mal physique existait dans la nature bien AVANT l’apparition du premier homme. Il ne nous jugera pas crédibles. On n’a alors que trois manières de s’en sortir : OU BIEN on nie la réalité du péché originel comme événement situé dans le temps et ayant provoqué une Chute cosmique (mais on se met en dehors de la foi catholique). OU BIEN on nie que la prédation animale soit un mal (mais on se met en dehors de la foi biblique). OU BIEN on nie la Vérité historique (en maintenant contre toute évidence que le monde d’avant 50.000 ans était le Paradis terrestre). 

3.3d.bis. En affirmant à un athée que le Péché d’Adam est bel et bien RÉEL et HISTORIQUE, mais situé EN AMONT de notre histoire cosmique à nous, on restes fidèle : à la foi catholique (qui affirme l’historicité d’Adam et de sa faute), à la foi biblique (qui voit la prédation animale comme un mal), et aux enseignements de l’Histoire (qui situe la présence du mal physique bien AVANT l’apparition du premier hominidé). 

3.3d.ter. On ne convaincra peut-être pas notre interlocuteur athée, mais au moins lui aura-t-on fourni des RAISONS de croire – ou de penser que la foi catholique n’est pas contraire à la raison. 

3.3d.quater. Si l’on tient à affirmer que le premier Adam est né sur cette terre, on doit alors confesser : OU BIEN que la nature avant le premier homme, il y a 50.000 ans, était foncièrement BONNE – contre les FAITS historiques ; OU BIEN que la prédation animale n'était pas un mal ou qu'elle était un mal voulu par Dieu – contre la FOI biblique et catholique. La théologie de Mgr Léonard nous sort de ce dilemme impossible.

3.4. La thèse de Mgr Léonard a pour mérite de préserver l'ABSOLUE INNOCENCE DE DIEU EN FACE DU MAL.

3.4a. Dieu ne peut vouloir la mort des êtres qu'il créé, ni leur souffrance – il en est incapable. Il suffit de VOIR la souffrance dans les yeux d'une gazelle dévorée par un lion pour COMPRENDRE que Dieu N'A PAS PU vouloir cela, et qu'il y a quelque chose de "détraqué" dans le monde. 

3.4a.bis. ‎"Dieu n'a pas fait la mort, il ne se réjouit pas de voir mourir les êtres vivants. Il a créé toutes choses pour qu'elles subsistent ; ce qui naît dans le monde est bienfaisant, et l'on n'y trouve pas le poison qui fait mourir." (Sagesse 1. 13-14) 

3.4b. C’est par le péché de l'homme que le mal (y compris dans la nature - cf. 2.4) a fait son entrée dans le monde. Ce n’est pas le fait de Dieu. 

3.4c. Que Dieu se serve du mal pour en tirer un plus grand bien : OUI, mais APRES la Chute. Dieu se sert du mal qui lui est IMPOSE par le péché de l'homme pour sauver l'homme. Mais Dieu n'a pas INVENTE le Mal, il ne l'a pas fait, il en est incapable ; la Création qui est sortie de ses mains était foncièrement bonne. "Dieu vit tout ce qu'il avait fait, cela était très BON"

3.4d. Réponse à l’argument selon lequel le mal réside dans le caractère INACHEVÉ de la Création – et correspond à un MANQUE ontologique, qui ne sera comblé que dans la vie béatifique : « si tout mal traduit un manque, tout manque ne traduit pas un mal. Le manque lié à l'inachèvement de notre être du fait que celui-ci soit en régime de création n'est pas un "mal". Par contre, la prédation animale (des animaux plus forts qui TUENT des animaux plus faibles ou malades) est un mal. Elle ne peut donc avoir été voulue par Dieu, ni avoir eu cours au Jardin d'Eden avant la Chute - c'est là une chose IMPENSABLE du point de vue biblique et catholique. » 

3.4e. Y aura-t-il encore des mauvais microbes dans le monde à venir, ou des plantes carnivores, et pourquoi? 

3.4e.bis. L'existence des plantes carnivores (ou des fauves carnassiers) n'a rien à voir avec la loi de l'entropie. Il faut rendre compte de leur existence – et de leur maintien ou non dans le monde à venir.

 4- LES AVANTAGES ET LIMITES DE LA THÉOLOGIE DE MGR LEONARD

4.1. Il ressort de la théologie de Mgr Léonard que nous ne sommes peut-être pas les descendants biologiques d’Adam – quoique nous en fussions les descendants historiques.

4.2. Nous recevons d’Adam la nature humaine – nous héritons de lui la corruption de notre nature. Mais l’humanité n’est pas nécessairement reliée à lui par un lien BIOLOGIQUE direct.

4.2a. Cela ne serait pas choquant du point de vue de la Révélation, puisqu’elle ne vise pas à nous communiquer un enseignement d’ordre scientifique, mais une vérité d’ordre théologique.

4.2b. La théologie du péché originel ne serait pas dépendante d’une vérité scientifique : le monogénisme.

4.2b.bis. A supposer que le monogénisme soit vrai sur le plan scientifique – ce qui semble le cas – les ancêtres communs à toute l’humanité ne pourraient être Adam et Eve (pour les raisons évoquées dans la Partie 3).

4.2.c A la question : « Où étions-nous lors du péché d’Adam ? », nous répondrions : « Notre nature était en Adam, notre individualité n’existait pas. »

4.3. ‎« Comment le péché d’Adam est-il devenu le péché de tous ses descendants ? Tout le genre humain est en Adam comme l’unique corps d’un homme unique. Par cette unité du genre humain, tous les hommes sont impliqués dans le péché d’Adam, comme tous sont impliqués dans la justice du Christ.‎ » (CEC, § 404)

‎4.3.a. « La transmission du péché originel est un mystère que nous ne pouvons pas comprendre pleinement. Mais nous savons par la Révélation qu’Adam avait reçu la sainteté et la justice originelles non pas pour lui seul, mais pour toute la nature humaine : en cédant au tentateur, Adam et Ève commettent un péché personnel, mais ce péché affecte la nature humaine qu’ils vont transmettre dans un état déchu. C’est un péché qui sera transmis par propagation à toute l’humanité, c’est-à-dire par la transmission d’une nature humaine privée de la sainteté et de la justice originelles. » (CEC, § 404)

4.3.b. Peut-être cette transmission s’opère-t-elle en vertu du fait qu’Adam soit notre « cause exemplaire » – c’est-à-dire le modèle à partir duquel Dieu nous créé – comme le Christ serait la « cause exemplaire » de notre « re-création ».

4.3.c. A ceux qui croient discerner un relent de platonisme dans cette conception d’une Chute primordiale ayant provoqué le surgissement d’un monde marqué par le mal – notre monde –, je répondrais :
1°) que tout dans Platon n’est pas à jeter ; qu’il existe dans Platon et le néo-platonisme des « semences du verbe » (le concept a d'ailleurs été forgé par Saint Justin précisément au sujet du néo-platonisme) en quoi me paraît résider notamment l’intuition fondamentale de la bonté originelle des êtres - et d'une Chute ayant provoqué le surgissement de ce monde marqué par le mal ;
2°) qu’à la différence du platonisme, le christianisme considère que la bonté originelle de la Création de Dieu n'a pas été détruite par la Chute originelle - mais altérée : la réalité de ce monde matériel reste donc fondamentalement bonne en raison de sa divine origine ;
3°) que rejeter l’idée d’une Chute cosmique de laquelle notre monde serait l'effet reviendrait :
* à imputer à Dieu quelque responsabilité dans le mal physique (présent dans le monde dès avant l’apparition du premier homme...)
* et à instiller subrepticement du mal en Dieu - l'idée d'un Dieu "mauvais" étant une idée... gnostique.
Il y a donc, me semble-t-il, un choix fondamental à faire entre une doctrine de la Chute primordiale - qui fait certes penser à Platon (mais peut-être au meilleur de Platon) - et une doctrine d'une Création par un Dieu s’accommodant de la souffrance et de la mort - qui ferait "méchamment" penser au Démiurge de la « gnose au nom menteur » (Irénée).

Pour ma part, j’opte sans complexe pour la première option, à la suite de Mgr Léonard et – je le crois – de la Tradition de l’Eglise exprimée à travers son Catéchisme et ses conciles, qui évoquent explicitement une Chute affectant non seulement l’homme, mais la Création toute entière – répandant le venin du mal, de la mort et du péché dans tout l'Univers.

4.4. Comment (et à partir de quand dans la Bible) passe-t-on de l’Adam pécheur dans le monde d’avant la Chute à la réalité historique qui est la nôtre ? Cela reste un mystère. Mais la théologie ne cherche pas à évacuer le mystère.

4.5. Cette incapacité de répondre peut paraître une faiblesse de la thèse léonardienne – qui n’aborde pas du tout la question. Mais l’autre thèse, – celle de l’identification d’Adam avec le premier homme préhistorique – me paraît plus problématique encore, et les obstacles insurmontables.

4.5a. Premier obstacle : elle présuppose que Dieu ait voulu le mal (comme la prédation animale), l’ait conçu en quelque manière, en vue d’un plus grand bien. Or, la Révélation affirme la RADICALE INNOCENCE de Dieu par rapport au Mal – Innocence absolue qui se manifeste pleinement sur la Croix : Jésus se livre aux homme comme un « agneau que l’on mène à l’abattoir ». Comment un agneau aurait-il pu imaginer un monde où les lions mangent les gazelles ?

4.5.b. Deuxième obstacle (qui survient quand on veut éviter le premier) : il faut affirmer que le monde d’avant le premier hominidé (il y a 50.000 ans) était le Paradis terrestre – et nier, purement et simplement, le donné historique. Or, une thèse qui contredit un fait historique (ou scientifique) établi n’est pas rationnelle : elle est absurde. On a donc le choix ici entre le mystère et l’absurde. Comme disait Jean Guitton (à la suite de Blaise Pascal) : « l’absurdité de l’absurde me conduit au mystère »

4.6. Au final, la théologie de Mgr Léonard me paraît réconcilier la théologie, la science et la philosophie – chacune de ces disciplines conservant son autonomie par rapport aux autres, ne contredisant pas les vérités déjà posées, et n’imposant pas ses vues aux autres. Chacune a quelque chose à nous dire du réel – et nous fournit des lumières pour mieux comprendre les enseignements des deux autres. La thèse léonardienne ne résout certes pas toutes les difficultés – mais les plus grandes. Elle devra en tout état de cause être approfondie par les théologiens. Mais ses fruits, déjà manifestes, nous révèlent que nous sommes sans aucun doute sur la bonne voie dans la compréhension de ce grand mystère.


[1] Olivier Clément dans « Questions sur l’homme » Paris Stock- 1972, p. 155 

[2] Bernard Sesboué « L’homme et son salut dans l’histoire des dogmes », pp. 174-176

[3] Né en 1973, prêtre du diocèse de Paris, Docteur en Théologie et en Mathématiques, enseignant à la faculté N.D. aux Bernardins, aumônier de Normale Sup. et de l'école des Chartes, vicaire à la paroisse Saint-Louis-en-l’Île, auteur d'un article que nous citerons à de nombreuses reprises "Un scénario de l'Origine" (Revue Théologique des Bernardins- n°20 mai-août 2017)