Le Pape François, éminent jésuite, a certainement pratiqué les fameux exercices spirituels de Saint-Ignace.  La première semaine est précédée d’un paragraphe intitulé « Principe et fondement » qui rappelle la finalité de l’homme.  Comme le nom l’indique, ce texte est fondamental.
Ce texte explique en particulier que « L'homme est créé pour louer, respecter et servir Dieu notre Seigneur, et par là sauver son âme ». Il poursuit en évoquant comment l’homme doit user des autres choses sur la face de cette terre avec la fameuse règle du « Tantum … Quantum ». De nombreuses traductions de ce texte existent, de la version originale espagnole au latin, puis au français. Comment les interpréter ?

 Réflexion: "les2ailes.com"

Le préambule de « Principe et fondement des exercices spirituels »

Parmi les nombreuses traductions nous en retenons une assez proche de l’expression latine du « Tantum … Quantum »  

« L'homme est créé pour louer, respecter et servir Dieu notre Seigneur, et par là sauver son âme. Les autres choses sur la face de la terre sont créées pour l'homme, pour l'aider à poursuivre la fin pour laquelle il a été créé. Il s'ensuit que l'homme doit en user autant qu’elles lui sont une aide pour sa fin, et pas plus qu’elles ne deviennent un obstacle. Pour cela, il lui est nécessaire de se rendre indifférent à toutes les choses créées autant que son libre arbitre le lui permet et autant que cela ne lui apparait pas défendu de telle manière que nous ne voulions pas, quant à nous, santé plus que maladie, richesse plus que pauvreté, honneur plus que déshonneur, vie longue plus que vie courte, et ainsi pour tout le reste ; mais que nous désirions et choisissions uniquement ce qui nous conduit davantage à la Fin pour laquelle nous sommes créés »[1].

Comment interpréter ce texte ?

Nous reprenons une partie des commentaires développés sur le site même des Jésuites. Un des jésuites, le père Adrien Demoustier, explique :

« Pour comprendre ce texte, il me paraît utile de s’inspirer de l’Épître aux Éphésiens. En effet, il est dit [1bis] que Dieu a choisi l’homme et, ayant choisi l’homme, il créa toutes choses pour que l’homme puisse, dans les choses, choisir Dieu. Or n’étant pas Dieu, l’homme n’est pas pure relation de sujet à sujet, il est à la fois objet et sujet, il participe aussi du monde des choses. Ainsi l’enjeu de l’existence … est de se libérer d’un attachement désordonné aux choses, y compris à l’égard de ce qui en nous et en nos semblables participe du monde des choses afin de les utiliser pour choisir Dieu, qui seul permet la relation de sujet à sujet, de soi avec Dieu et de soi avec l’autre homme. L’homme se situe en une position intermédiaire puisqu’il est chose et sujet et, sous ce dernier rapport, comme Dieu. Le rapport aux choses ne doit pas l’absorber mais le révéler comme sujet. La question du comment trouve sa réponse dans la suite du texte »[2].

Il y a là une approche qui nous renvoie au concept même d’écologie intégrale telle que le Pape François l’évoque dans Laudato si. Il s’agit d’un réseau de liaison entre Dieu, l’homme avec lui-même, l’homme avec autrui et les créatures non humaines. Vienne à manquer une seule de ces relations, c’est toute l’écologie intégrale qui s’effondre.

L’analyse de chacune des expressions 

” … louer, respecter et servir … “

Au lieu de “respecter”, Saint Ignace écrit “hazer reuerencia”, à savoir “faire révérence”. Dans les sociétés anciennes où les hommes vivaient en grande promiscuité domestique, l’enjeu des relations était de se trouver à la bonne distance pour pouvoir communiquer. A la cour d’Espagne, quand une personne en rencontrait une autre, un certain nombre de gestes devaient être accomplis pour établir avec elle une juste relation. Or, cette attitude corporelle voulait exprimer une marque de respect, l’exigence de laisser à l’autre la place qui lui était propre pour ne pas l’envahir.

“… sauver son âme …”

Nous risquons de projeter un dualisme âme/corps sur les textes anciens. A l’époque de saint Ignace, selon la grande tradition scolastique, le mot âme était entendu comme signifiant l’homme dans sa totalité vivante, comme réalité spirituelle alors que le corps signifiait cette même totalité mais comprise comme réalité matérielle. L’âme et le corps n’étaient pas pensés comme deux choses distinctes qui se mélangent mal mais comme étant deux façons de désigner une unique réalité. Le dualisme était étranger à saint lgnace comme il était étranger à saint Thomas d’Aquin.
En définitive, ce qu’il s’agit de sauver ce n’est pas le principe spirituel séparément du corps, c’est le tout concret de la personne humaine, à savoir le corps de l’homme en tant qu’il est animé ou – c’est synonyme – vivant.

” … user de ces choses autant que, … et pas plus que … “

C’est en termes de mesure, d’évaluation, que le texte se poursuit. Il importe maintenant de discerner les bons moyens pour réaliser la fin, vivre un rapport aux choses qui nous permette une relation de sujet à sujet, de soi avec Dieu.
Or, le rythme de la phrase suggère le mouvement d’une balance. « User dans la mesure où …» ne s’oppose pas à « ne pas user », mais à « se dégager dans la mesure où… ». Avant de faire la pesée, il nous faut faire la tare de la balance. Nous sommes engagés dans les choses – nous pourrions même dire englués – de telle sorte qu’il y a quelque chose à faire pour rétablir un rapport juste avec les choses. C’est comme si nous étions toujours mal partis ; il nous faut concevoir un nouveau commencement pour rétablir les conditions d’une juste évaluation, d’une bonne mesure.

” … nous rendre indifférents … “

L’indifférence n’est pas la tare, elle est l’acte de mettre les plateaux en équilibre pour être en mesure de bien choisir. Ce qui suppose de faire la tare. D’ailleurs, saint Ignace ne parle pas d’indifférence. « Il est nécessaire de nous rendre indifférents » écrit-il. Il ne s’agit donc pas d’un état – être sans désir – mais d’un acte qui se donne comme le préalable au choix véritable, qui libère les conditions pour apercevoir les vraies préférences.
Il s’agit donc, non pas de nous sentir sans préférence ce qui serait contradictoire à notre humanité – mais d’éprouver qu’une manière d’être attaché aux choses entrave la vie de notre liberté. En conséquence, un désengagement provisoire s’impose à nous afin d’entrer dans une libre préférence. Avant de faire le choix, il convient de créer l’alternative, de prendre de la distance, de nous « défasciner ».

Conclusion

Le père Gaston Fessard écrivait en 1966  qu’il « en ressort deux principes, l'un fixant la destinée de l'homme ici-bas, l'autre la destination des créatures; puis deux conséquences, la première énonçant la règle de conduite dans l'usage des créatures, la seconde l'indifférence à l'égard de celles-ci, comme une condition prérequise pour l'observation de la règle précédente ».
Il se réfère au Père Bouvier pour ajouter :

« En réaction contre les conséquences d'une interprétation purement rationnelle, le P. Bouvier fait remarquer, en bon théologien moraliste que déjà la règle du tantum... quantum ne peut être obligatoire sous peine de péché mortel, ni même véniel; elle n'est donc, comme le dit Pascal  «qu'un conseil de prudence, de sagesse et de perfection »[3].
La double proportion, exprimée par le tantum... quantum, commande un mouvement d'acte libre au milieu d’un monde vers sa Fin. Au vrai, il s'agit simplement d'appliquer aux diverses créatures la lumière émanant de cette Fin, pour qu'elle révèle leur valeur exacte de moyen ou d'obstacle. Aussi le Préambule pour faire élection  rappellera-t-il une telle règle à deux reprises :
« Quelque choix que je fasse, il doit tendre à m'aider pour la Fin en vue de laquelle je suis créé, et ne pas ordonner ou soumettre la fin au moyen, mais le moyen à la fin »[4]. De même qu'un polariscope permet de voir immédiatement si une substance est dextrogyre ou levogyre, présenter le moyen à choisir aux rayons issus de la Fin, c'est déceler aussitôt, comme le dit Ignace en une comparaison non moins géométrique, s'il nous permet d' « aller droit à Dieu » ou s'il nous induit au contraire à « vouloir que Dieu vienne droit à nos attachements désordonnés, et faire ainsi de la fin un moyen et du moyen une fin » [5] ce qui constitue, précise-t-il ensuite, « une élection oblique ou mauvaise » [6]. Voilà donc ce que contient la première partie du Principe et Fondement : l'acte de la liberté se décompose en trois éléments : l'homme créé par Dieu qui est sa Fin dernière; entre eux, le monde avec l'infinie diversité des choses dont la seule raison d'être est d'aider la liberté à accomplir le mouvement qui lui fera atteindre sa Fin. D'où il suit que son acte libre doit user de chaque créature comme de toutes dans la mesure où elle est moyen,  et s'en dégager au contraire dans la mesure où elle fait obstacle.[7]


[1] En espagnol : « El hombre es criado para alabar, hacer reverencia y servir a Dios nuestro Señor y, mediante esto, salvar su ánima; y las otras cosas sobre la haz de la tierra son criadas para el hombre, y para que le ayuden en la prosecución del fin para que es criado. De donde se sigue, que el hombre tanto ha de usar dellas, quanto le ayudan para su fin, y tanto debe quitarse dellas, quanto para ello le impiden. Por lo qual es menester hacernos indiferentes a todas las cosas criadas, en todo lo que es concedido a la libertad de nuestro libre albedrío, y no le está prohibido; en tal manera, que no queramos de nuestra parte más salud que enfermedad, riqueza que pobreza, honor que deshonor, vida larga que corta, y por consiguiente en todo lo demás; solamente deseando y eligiendo lo que más nos conduce para el fin que somos criados”.

En latin (traduction du P. Roothaan: « Homo creatus est ut laudet Deum Dominum nostrum, ei reverentiam exhibeat et per haec salvet animam suam; et reliqua super faciem terrae, creata sunt propter hominem et ut juvent eum in prosecutione finis, ob quem creatus est. Unde sequitur, homini tantum utendum illis esse, quantum ipsum juvant ad finem suum et tantum debere eum expedire se ab illis, quantum ipsum ad eum impediunt; quapropter necesse est facere nos indifferentes erga res creatas omnes, quantum permissum est libertati nostri liberi arbitrii et non est ei prohibitum, adeo ut non velimus ex parte nostra magis sanitatem quam infirmitatem, divitias quam paupertatem, honorem quam ignominiam, vitam longam quam brevem, et consequenter in ceteris omnibus, unice desiderando et eligendo ea, quae magis nobis conducant ad finem, ob quem creati sumus. »

[1bis]: "C'est ainsi qu'il nous a choisi en lui, dès avant la fondation du monde... déterminant d'avance que nous serions pour Lui, des fils adoptifs par Jésus-Christ... Il nous a fait connaître le mystère de sa volonté, ce dessein bienveillant qu'il avait formé en lui par avance pour le réaliser quand les temps seraient accomplis: ramener toutes choses sous un seul chef, le Christ, les êtres célestes comme les terrestres. C'est en lui encore que nous avons été mis à part, désignés par avance, selon le plan préétabli de Celui qui mène toutes choses au gré de sa volonté pour être à la louange de sa gloire, ceux qui ont par avance espéré dans le Christ"" (Epitre de Paul aux Ephesiens: Ep 1,4-5 et 9-12).

[2] Source : Père Adrien Demoustier (SJ),  https://www.jesuites.com/le-principe-et-fondement-exercices-spirituels/

[3] Pascal, « Pensées » édit. Brunschvicg, p. 22

[4] « Préambule pour faire élection : (seconde semaine des ES N° 169) - https://www.ignaziana.org/originalite.pdf

[5] « Préambule pour faire élection : (seconde semaine des ES N° 169)

[6] « Préambule pour faire élection : (seconde semaine des ES N° 172)

[7] Gaston Fessard (1897-1978) : « La dialectique des exercices spirituels de St-Ignace de Loyola » - tome II fondement, péché, orthodoxie (édition Aubier – 1966, page 25) https://excerpts.numilog.com/books/9782403039757.pdf